Hiro’a n°189 – Œuvre du mois
Centre des Métiers d’Art (CMA) – Pu ha΄api΄ira΄a toro΄a rima΄ī
Rencontre avec Tokainiua Devatine, artiste et enseignant au Centre des Métiers d’Art (CMA). Texte et photo SF.
« Tāporo e tāporo ihoa ia », un citron est un citron !
Elle termine l’exposition Huri au TeFare Iamanaha– Musée de Tahiti et des îles, qui se tient jusqu’à la fin du mois de novembre. Impossible de passer à côté de cette œuvre au format XXL. Elle s’appelle « Tāporo e tāporo ihoa ia ». Rencontre avec son auteur, Tokainiua Devatine.
Une figure à l’apparence d’un homme dans une tenue de travail, au milieu d’une toile sur fond rouge. Il est vêtu d’une blouse et d’un pantalon aux couleurs bleue teintées de gris. Une couronne sur la tête et un visage caché par un citron vert. L’œuvre est réalisée sur une toile en acrylique aux dimensions hors-normes : 2,30 m de hauteur pour 1,50 m de largeur. Elle clôture majestueusement l’exposition Huri au Musée, organisée par les artistes du Centre des Métiers d’Art. Son titre est « Tāporo e tāporo ihoa ia ». Une expression tahitienne pour dire : un citron est un citron. « On pourrait le traduire en français par : des chiens ne font pas des chats. C’était un clin d’œil à l’œuvre « Fils de l’homme » de René Magritte », confie Tokainiua Devatine, assis sur un bout de banc face à cette œuvre accrochée au mur du Musée. S’il lui paraît difficile de citer une influence ou une référence en particulier, il se souvient d’une très belle rétrospective sur le peintre surréaliste belge à New York. « Ensuite, c’est aussi en relation avec le thème de l’exposition : Huri, le renversement. L’idée était donc de partir d’un tableau iconique et finalement d’en proposer une lecture, une version plus polynésienne en reprenant des expressions connues ». Autre référence incontournable de ce tableau : l’influence du peintre Francis Bacon. Un tout autre genre, un tout autre univers. L’un des artistes anglais les plus célèbres du XXe siècle mais surtout le maître de la violence. « Ce qui m’intéressait n’était pas cet aspect-là mais plutôt son travail de fond : sa palette de couleurs, sa manière de peindre et finalement cette présence particulière qui est représentée. Car au final, poursuit Tokainiua, ce n’est pas un objet, une toile comme une autre, on a vraiment un sujet à l’intérieur qui se démarque, qui jaillit presque de la toile ». Rouge, bleu, orange, gris… La superposition de couleurs dans l’œuvre vient, selon les mots de son auteur, « dynamiser cette peinture, ce personnage, cette sculpture même ».
Hommage au travailleur
Face à l’un de ses fils, qui s’amuse à l’intérieur d’une autre pièce phare de l’exposition Huri réalisée à cet effet, l’artiste observe la sienne, immuablement majestueuse, et raconte son processus. Les mots ne sont pas toujours faciles à trouver, tout comme la manière de faire à expliquer. À la base, il était parti sur un autoportrait. Rapidement, il s’en détache sans trop de raison précise. La peinture se fait au fur et à mesure. « Je voulais partir d’une figure mais l’aspect de « ça ressemble à » ne m’intéressait pas tant dans ce travail. Ce n’est pas non plus une métaphore. C’est une personne quelconque, un Polynésien qui travaille ». Ouvrier, artisan dans un atelier ou infirmier, l’artiste n’impose pas le métier, laissant libre l’imagination du spectateur. Ce qu’il a d’abord voulu représenter est ce Polynésien qui travaille et œuvre dans la société. « C’est un peu l’archétype de celui qui travaille, qui tous les matins se lève, peu importe le milieu ou les conditions. C’est un hommage un peu à toutes ces personnes ». L’homme au milieu de cette toile porte une couronne de couleur rose. L’artiste parle d’une fougère, symbole aussi de la Polynésie au sens large, on la retrouve à Tahiti, à Hawaii comme en Nouvelle-Zélande. Elle permet de donner une indication géographique et culturelle de cette œuvre. D’autres pourraient y voir la couronne d’épines du Christ. C’est toute la liberté d’interprétation d’une œuvre d’art… C’est aussi toute la complexité pour son auteur de l’expliquer, de la commenter ou de la décrypter. « Finalement, cette image condense beaucoup de références à plein de choses. Je n’ai pas cherché à représenter quelque chose de particulier. Je me suis laissé aller à mes émotions».
Explorer ce médium
L’expérience est nouvelle pour cet artiste déjà bien accompli. Le médium est quasi inexploré, Tokainiua Devatine a plutôt l’habitude de travailler la sculpture ou les installations. Il a bien fait quelques peintures mais qui sont restées dans l’intimité. « Ce travail m’a vraiment plu et je vais continuer à le mettre en place. La peinture est un acte assez simple, la pauvreté de la technique te ramène à toi. C’est un exercice que j’ai trouvé gratifiant et difficile ». Il a fallu laisser venir d’abord l’inspiration avant de s’y mettre. Ensuite, raconte l’artiste, il a fallu laisser les choses venir, faire une recherche sur la matérialité, peindre et ensuite retirer. Il a fallu aussi se prêter à l’exercice du format. « Si j’avais dû faire une œuvre pour un endroit plus petit, j’aurais fait autrement. C’est finalement une discussion entre plusieurs contraintes et il faut faire avec, il faut jouer avec. Ça m’a bien plu ! ». Autre plaisir : se dire que finalement cette œuvre n’est pas aboutie, il y aura toujours à faire, à raconter en plus. C’est d’ailleurs le processus de l’artiste, en particulier du peintre, recommencer sans arrêt. « Il y a quelque chose d’inassouvi, une histoire qui doit perdurer. C’est dans la durée que les choses se font : qu’est-ce qui viendra après et combien de temps ça va prendre ». L’artiste est donc déjà parti pour une autre œuvre, une suite à découvrir un jour…
Pratique
Exposition Huri
Jusqu’au 19 novembre
Du mardi au dimanche, de 9 à 17 heures
Exposition collective d’art contemporain du CMA
Entrée payante : 800 Fcfp – gratuit pour les moins de 18 ans
Salle temporaire du Musée
Te Fare Iamanaha- Musée de Tahiti et des Îles
Renseignements au 40 548 435 ou à [email protected]