Hiro’a n°186 – L’œuvre du mois
L’œuvre du mois – Centre des métiers d’art – Pū anoihi (CMA)
Exposition « Huri » : un instantané de la société polynésienne
Rencontre avec Viri Taimana, directeur du Centre des métiers d’art et Poerani, Tauarii et Vaihoanui, élèves au CMA. Texte et photos : Lucie Rabréaud
Les enseignants, anciens élèves et futurs diplômés préparent une exposition pour le Musée de Tahiti et des îles. Ces artistes proposeront leur regard, leur réflexion, leurs interrogations et leurs points de vue sur des événements qui les ont marqués. Détournement d’image, Covid, représentations dans l’espace public… Un instantané de la société polynésienne.
Tauarii continue de sculpter son autoportrait avec ces gouges à bois ; derrière son écran, Poerani peaufine ses images de Polynésiens et Polynésiennes en surpoids. Ces deux étudiants font partie des 13 élèves qui passent leur diplôme du Brevet polynésien des métiers d’art en juin et exposeront au Musée de Tahiti et des îles pour l’événement « Huri ». Les DN Made seront aussi de la partie ; d’ailleurs Vaihoanui, derrière son écran, poursuit ses recherches de motifs. « Depuis début février, ils travaillent sur leurs projets et se prennent la tête, certains sont perdus… Ça fait partie du travail. Il ne reste plus qu’un mois et ils sont encore dans la recherche, l’inquiétude, et parfois l’éternel recommencement. Il faut innover car le monde de la création est fait de métiers très exigeants », explique Viri Taimana, directeur du Centre des métiers d’art.
« Ne pas se satisfaire de la première réponse »
L’exigence est montée d’un cran encore cette année, car une exposition au Musée de Tahiti et des îles suppose des standards élevés. Les enseignants poussent donc les élèves à augmenter encore la qualité et la pertinence de leurs travaux. « On ne peut pas exposer n’importe quoi au Musée, il y a un niveau supérieur et il faut amener tout le monde à cette exigence, ce n’est pas évident. » Il faut donc puiser dans des événements forts qui ont suscité des interrogations, des émotions, « sans perdre de temps avec des futilités et en allant au cœur du sujet ». Ils analysent, prennent du recul, s’interrogent, parfois bouleversés émotionnellement devant les difficultés et la rigueur des professeurs qui leur demandent de recommencer encore et encore. « C’est nécessaire, car un sujet ça se travaille, ça prend aux tripes. Il faut passer par là pour faire de l’art. Ce sont de vraies interrogations et il ne faut pas se satisfaire de la première réponse. » Pour Viri Taimana, les œuvres devront donner des réponses ou questionner le public, en tout cas, inviter à réfléchir sur la société polynésienne.
L’exposition se veut un « instantané ». Une photographie de la Polynésie d’aujourd’hui avec ce qui la traverse, la questionne, la bouleverse. Les artistes racontent des fragments d’histoire et restituent ces moments grâce à plusieurs médiums : sculpture, gravure, couture, impression 3D, installation plastique… « C’est notre Basel’ polynésien avec des artistes d’ici », sourit Viri Taimana. D’ici quelques jours, les élèves iront visiter la salle d’exposition temporaire où seront installées leurs œuvres, se rendre compte de l’espace : « L’idée est d’en faire de très bons artistes et/ou artisans. Les œuvres de leur diplôme seront exposées au Musée : il faut qu’ils grandissent, qu’ils s’assument. Après ils sortent du CMA, ils doivent parler d’eux, de leurs œuvres, être des acteurs de la culture et pas des figurants. C’est tout notre travail. »
Huri : « Amorcer le développement d’un nouveau regard »
Huri est un mot tahitien dont le sens est : tourner, changer, retourner, renverser, détourner, traduire, jeter quelque chose vers le bas, déplacer quelque chose en le plaçant plus bas, charger (sur un truck, sur un bateau)… Ce terme offre un espace élargi d’expérimentations visuelles permettant de révéler des situations imaginaires ou réelles, issues d’observations et de compréhension de la société polynésienne contemporaine qui est en mutation, cherchant peut-être dans l’occidentalisation du monde le modèle de son autonomie ou de son interdépendance ? La place qu’elle occupe à la périphérie des décisions unilatérales sur l’Indo-Pacifique, qui engageront son avenir et celui des générations à venir ? La Polynésie actuelle ne peut et ne saurait être réduite aux problèmes et aux excès dont il est question dans les faits divers. L’objectif de l’exposition « Huri » est de permettre d’amorcer un autre regard sur la société polynésienne en donnant l’occasion aux artistes locaux en devenir et confirmés issus du CMA d’en faire le constat. Le Centre des métiers d’art poursuit ici ses efforts sur l’ouverture de sentiers afin que d’autres, dans le temps et l’espace, puissent comprendre l’articulation culturelle existant entre la société, l’environnement, la religion, l’économie, la politique et les arts. Ce travail, en tant que nouvelle synthèse visuelle dans la continuité des expositions « Manava » (en 2013) et « ‘Orama » (en 2016), permettra de préciser comment la Polynésie se voit et se pense, en 2023. ◆
PRATIQUE
• Exposition « Huri », du 24 juin au 19 novembre, exposition collective d’art contemporain pour la réouverture du Musée de Tahiti et des îles, avec les élèves en cours de formation, les anciens élèves diplômés, les enseignants et des artistes invités.
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Tauarii, étudiant en BPMA
« Quand on pense aux sculptures occidentales, on pense tout de suite aux personnalités politiques ou culturelles comme les grands écrivains, les rois, les divinités. À Tahiti, nos représentations sont anthropomorphiques comme les tiki, les ti΄i. J’ai choisi des camarades, des gens que j’apprécie et que je vois tous les jours, qui ne sont pas des célébrités, pour faire des bustes. Mon autoportrait en bois fait écho à ma spécialité sculpture. J’ai utilisé deux techniques différentes : la sculpture sur bois qui est traditionnelle et la modélisation 3D avec une impression en PLA, qui sont des supports modernes. J’apporte de la modernité dans la matière, les techniques et dans la représentation. »
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Vaihoanui, DN Made 1re année
« Je voulais faire un bijou avec une matière non précieuse. J’utilise des chutes de tissus et des feuilles qui sont ‘un déchet végétal’. Je voudrais qu’on enlève ce mot du dictionnaire : déchet végétal. Pour moi, les feuilles ne sont pas un déchet et j’aimerais qu’elles soient réutilisées pour des choses utiles. J’utilise la technique de la chlorographie : c’est la lumière du soleil qui fait des impressions sur le végétal. J’ai également fait plusieurs expériences pour que les feuilles ne fanent pas en les passant dans différents bains. Je travaille sur un plastron et une robe, ils seront exposés sous cloche, préservés de l’oxygène. »
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Poerani, étudiante en BPMA
« J’ai travaillé sur l’obésité et le surpoids en Polynésie française. C’est difficile de donner un message car si les personnes se sentent bien dans leur corps, c’est le plus important. J’utilise le numérique, je dessine sur mon ordinateur puis je vais faire imprimer ces dessins en grand : l’image mesure 2 m de long sur 80 cm de haut. Je voulais faire quelque chose de grand qui tape à l’œil et qui se voit bien. »