Hiro’a n°185 – Dix questions à
Keanu Hikutini, lauréat du concours du meilleur jeune artisan créateur 2023
« Je veux pousser ma curiosité
le plus loin possible »
Propos recueillis par Lucie Rabréaud
Il travaille dans son garage, un tronc coupé en deux lui sert d’établi sur une moitié et de siège sur l’autre mais il rêve désormais d’avoir un véritable atelier où fabriquer toutes sortes de choses et notamment des instruments de musique. C’est avec « Kamalele » qu’il a remporté le concours du meilleur jeune artisan créateur 2023.
Premier prix au Salon des jeunes artisans créateurs : qu’en pensez-vous ?
« C’était surprenant ! Je ne m’y attendais pas car je me considérais comme le petit nouveau dans ce monde d’artisans. Tous avaient déjà soit une boutique, soit une clientèle, soit une marque. J’étais le challenger qui venait présenter son projet donc je ne m’attendais pas à gagner. Mais je voulais gagner ! J’ai été agréablement surpris. Grâce à ce prix, j’ai eu beaucoup de médiatisation, ce qui accélère mon projet. Cela m’aide pour ma demande de prêt et ma recherche d’atelier. Ça avance beaucoup plus vite. C’est un gros boost pour démarrer. »
Quel a été votre parcours ?
« J’ai eu un Bac STDAA au lycée Raapoto. À l’époque, je voulais devenir architecte. Mon grand-père est entrepreneur et j’ai grandi dans ce milieu : les travaux manuels et le bâtiment. Pendant ces trois années au lycée, nous avons fait beaucoup de voyages culturels, en Nouvelle-Zélande, en Nouvelle-Calédonie, un peu partout dans l’Océanie. À cette époque, j’ai aussi commencé à jouer de la guitare. Ces voyages et la musique m’ont amené à faire des rencontres qui m’ont changé moi, personnellement, et mes idées, professionnellement. J’ai commencé un BTS en architecture d’intérieur que je n’ai pas terminé car je ne voulais pas rester dans un bureau à faire des plans ! On m’a conseillé d’aller au CMA mais j’ai raté le concours d’entrée, je manquais de motivation… Puis j’ai refait des voyages culturels pendant une année sabbatique, et là j’étais décidé à intégrer le Centre des métiers d’art. J’y ai découvert la lutherie pendant un stage d’un mois qui a finalement duré deux mois chez Ora Ukulele. Savoir fabriquer ton instrument, c’est trop génial ! J’ai eu mon diplôme en 2022. »
Quelle est la place de la musique dans votre vie ?
« C’est plus qu’une passion ! J’ai deux tontons qui jouent beaucoup et les entendre m’a donné envie de m’y mettre. J’ai commencé par la guitare et, avec les voyages, j’ai appris à jouer d’autres instruments. Aujourd’hui je joue de tout : percussions, guitare, ΄ukulele, piano, djembé… Je n’ai pas vraiment accès aux cuivres mais j’aimerais bien tester un jour ! La musique régit un peu ma vie. Quand je ne suis pas en atelier, je suis en répétition avec un groupe de Heiva pour les compositions ou les répétitions de show. Je fais aussi des prestations sur scène en solo ou avec des groupes. Grâce à mon stage en lutherie, j’ai appris comment fabriquer mon propre instrument de musique mais j’ai aussi compris d’autres choses sur la façon de jouer, pourquoi il y a tant de frettes (petite barre métallique sur le manche, ndlr), pourquoi à cette distance… J’ai eu les réponses à plein de questions. »
Et la place de l’art, de l’artisanat ?
« L’art sous toutes ses formes fait partie de ma vie. Je fais aussi de la peinture et des fresques. Je pratique l’art en général : musique, artisanat, prestations, créations… Tous les médiums m’intéressent et j’ai envie d’en découvrir encore plein d’autres. J’adorerais être souffleur de verre ! Je me rends compte que je peux fabriquer moi-même tout ce dont j’ai besoin. Je ne viens pas d’une famille aisée donc il fallait se débrouiller. Connaitre tous ces métiers manuels me permet de fabriquer tout ce dont j’ai besoin. C’est de la curiosité et une grande satisfaction. Je préfère désormais apprendre à fabriquer que d’économiser pour acheter quelque chose. »
Pouvez-vous décrire l’instrument que vous avez fabriqué pour le Salon des jeunes artisans créateurs ?
« Il s’appelle “Kamalele”, c’est un hybride entre le ΄ukulele tahitien et le ΄ukulele hawaiien qu’on appelle kamaka. Je voulais faire un instrument qui réunit la douceur du son du kamaka hawaiien et la puissance du ΄ukulele tahitien, qu’on discerne facilement dans les bringues. La table d’harmonie est en manguier car il est très vibrant. C’est une partie très importante de l’instrument, si ce n’est pas le bon bois ou si elle est trop épaisse, le son ne sera pas de bonne qualité. Le caisson est en litchi car ce bois est très dense et j’ai donc pu réduire l’épaisseur à trois millimètres, ce qui rend l’instrument léger. Les petites pièces appelées “chevalet” sont en miki miki avec une barre en ΄aito placée sous les cordes, la table de frettes est en miro et le manche en pūrau. Au niveau de la tête, il y a du miki miki comme habillage. »
Les bois n’ont pas été choisis par hasard…
« Selon les bois, le son sera différent. Les bois gras comme le tou, le miro ou le miki miki, vont donner des sonorités plus basses et les bois plus secs comme le manguier, l’acajou, vont donner des sons plus aigus. Certains sont entre les deux et donc le son est plus neutre. Il y a aussi des questions pratiques : le miki miki a les mêmes caractéristiques de rigidité que le ΄aito mais il est plus facile à travailler. Pour des pièces un peu complexes comme le chevalet, c’est intéressant. Dans l’instrument tout est variable et tout peut changer le son : la taille du caisson, l’épaisseur de la table d’harmonie. Chaque instrument sera spécifique à la demande des clients ou spécifique aux idées que j’ai en tête ! »
Pour vous, revisiter la forme d’un instrument revient finalement à revisiter le style de jeu ?
« La forme induit inconsciemment la façon de jouer. Juste la façon de tenir une guitare : la courbe du bas vient sur ta jambe et tu la tiens d’une certaine manière. Si tu changes la forme, tu changes forcément la manière de tenir l’instrument et donc la pose de tes bras, de tes doigts, de jouer… Je suis curieux de voir ce que ça peut donner ! »
Comment l’idée de créer « Kamalele » est-elle venue ?
« Le thème du salon était : “Revisiter la tradition”. Les gens connaissent le ΄ukulele tahitien et le kamaka. J’avais déjà fait des instruments pour mon diplôme du CMA donc je voulais le refaire avec encore plus de liberté et de créativité. J’ai également essayé d’enlever le plus possible d’arêtes. »
Quels étaient vos objectifs ?
« Je voulais montrer mon travail. Je n’avais pas vraiment de stock à vendre mais j’ai récupéré les instruments fabriqués pour mon diplôme du CMA pour montrer ce que je savais faire et prendre des commandes si le public était intéressé. Je voulais savoir ce que les gens pensent de mon travail : est-ce trop atypique ? Est-ce que ça va plaire ? J’ai eu plus de retours positifs que ce que à quoi je m’attendais. C’était un test : est-ce que ça valait le coup de le faire ? L’objectif est atteint ! »
Aujourd’hui, souhaitez-vous devenir luthier ?
« Je souhaite ouvrir un atelier pour pouvoir créer ce qu’il y a dans ma tête. Je ne me limiterai pas à la lutherie, je veux faire des expositions, participer à d’autres concours. J’envisage de faire la Fashion Week l’année prochaine. Je suis curieux et je veux voir de quoi je suis capable ! Pousser ma curiosité le plus loin possible. » ◆