Hiro’a n°182 – 10 questions à…
10 questions à Barbara Glowczewski, anthropologue et ethnologue française
« L’art doit être en prise avec notre société et notre environnement »
Barbara Glowczewski, anthropologue et ethnologue française, directrice de recherche au CNRS, spécialiste des Aborigènes en Australie a été invitée à échanger sur ces cultures du Pacifique avec les élèves du DNMADE du Centre des métiers de l’art et du lycée Samuel Raapoto. Il a été question d’un art engagé et d’échanges avec les peuples autochtones.
1/ Barbara Glowczewski, vous êtes venue échanger avec les étudiants sur les pratiques des peuples aborigènes dans leur art. Pouvez-vous nous en dire plus ?
B.G. : « Je travaille depuis 43 ans en Australie, j’ai séjourné chez les Warlpiri, originaires du désert central. Ces derniers ont participé à partir de 1985 au mouvement de peinture qui a émergé à la fin des années 1970 chez les Pintupi. Ils ont peint des motifs traditionnels sur toile avec des acryliques de couleurs qui ont remplacé les ocres rouge et jaune, le blanc (kaolin) et le noir (charbon) des peintures corporelles et sur objets sacrés.
2/ Quelle était leur démarche avec ces peintures ?
B.G. : Au départ, il s’agissait de transmettre leur culture aux enfants. Puis cela a servi comme moyen d’expression pour des revendications territoriales puisque toutes ces peintures correspondent aux liens spirituels que chacun a vis-à-vis de certains sites dits sacrés dont il ou elle est le gardien.
3/ Comment s’exprime ces revendications territoriales ?
B.G. : Les Warlpiri sont à peu près 4000, ils n’étaient sans doute pas plus nombreux au moment de la colonisation, sur un territoire de 600 km nord-sud et 300 km est-ouest et tout ce qui existe dans leur environnement a un récit dit de Rêve (Jukurrpa) qui relie les humains aux ancêtres des animaux et des plantes, au kangourou, à l’igname, aux sources d’eau, aux montagnes, aux rochers… Chacun a la responsabilité de raconter le récit des sites sacrés à travers leurs peintures, selon des codes très spécifiques à chaque groupe.
4/La peinture est leur seul moyen d’expression ?
B.G. : Il y a aussi le chant et la danse selon des rituels, certains réservés aux hommes ou aux femmes. Ces rituels permettent de prendre soin de la terre. C’est ainsi qu’un groupe local est responsable de la pluie, un autre du vent, alors que les autres assurent la reproduction de tel ou tel animal ou végétal.
5/ Quelle est la particularité de la peinture aborigène ?
Ce mouvement a réussi le coup de force de faire vivre la culture et de légitimer la propriété collective de la terre par ces cartographies d’une mémoire ancestrale, qui témoignent de ces culture vivantes et de leurs systèmes de savoir, en l’absence d’écriture.
6/ Comment cet art est entré dans les galeries d’art ?
Au départ, les anciens ont voulu transmettre aux plus jeunes en peignant les murs de l’ école de Papunya, puis ils ont poursuivi sur des toiles à l’initiative d’un éducateur et cela a eu un immense succès auprès de galeristes. Ce qui est incroyable c’est que cela a tout de suite séduit le milieu de l’art contemporain sur la base de motifs traditionnels. Dès la fin des années 1970, il y eut un intérêt de la part de collectionneurs et de musées d’art contemporain. Au fur et à mesure des années, différentes communautés se sont mises à peindre avec des motifs combinés de manière singulière sur le cadre rectangulaire suscitant une extrême créativité dans l’usage des couleurs à leur disposition. Cela a produit des œuvres très différentes selon les artistes qui se distinguent aussi par des styles devenus communautaires. Il y a le pointillisme, les lignes, les cercles qui font référence aux peintures sur le corps ou dans le sable mais aussi des textures cinétiques propres aux acryliques.
7/ En quoi l’art aborigène est devenu un acte politique ?
Les peintures servent de pétitions ou de preuves dans les tribunaux pour reconnaitre les droits territoriaux des Aborigènes. Je pense aussi à l’exemple de Michael Nelson Jagamarra. En 1988, cet artiste aborigène assiste en présence de la reine d’Angleterre à l’inauguration du nouveau parlement qui fait face à une immense mosaïque reproduisant une de ses oeuvres . Cinq ans plus tard, il annonce qu’il retire l’image-force de sa peinture car l’Etat n’a pas respecté ses engagements à l’égard des Aborigènes.
8/ Vous avez parlé également aux élèves d’éco-sensibilité dans leur art, qu’est-ce que cela signifie ?
Aujourd’hui dans le milieu de l’art beaucoup d’artistes sont sensibles à l’écologie. J’appelle éco-sensibilité (écosophie selon Félix Guattari) le nouage indisssociable entre les forces de l’environnement, les injustices économiques et sociales et enfin le mental, les rapports à la psyché. L’art doit être en prise avec notre société et notre environnement. Je constate que beaucoup de biennales favorisent les artistes du sud qui ont gardé des liens forts avec leur milieu et dénonce les injustices. Il y a encore quelques semaines, par exemple, la Fondation Cartier pour l’art contemporain présentait à Paris une exposition personnelle de l’artiste aborigène Mirdidingkingathi Juwarnda Sally Gabori. Sally Gabori est née sur l’île de Bentinck et appartient au peuple kaiadilt. Son totem est le dauphin donc le regard qu’elle porte sur son île se fait à partir de l’océan. Ses œuvres qui semblent très abstraites prennent en compte des références topographiques et cosmologiques.
9/Est-ce que c’est une façon de dire aux élèves que rien ne les empêche d’être des artistes et surtout des artistes engagés ?
Toutes les sociétés fabriquent des choses belles, c’est ce que nous appelons de l’art. Nous voulons dire aux élèves qu’à partir de leur point de vue, ils peuvent être des artistes et mener des réflexions sur leur rapport au monde. Il y a une nécessité d’agir en tant qu’artiste. Ils vont être formés à être designer, mais ils peuvent être aussi des artistes.
10/Cela passe par des échanges avec d’autres cultures, des rencontres entre peuples autochtones comme vous le soulignez dans votre dernier livre Réveiller les esprits de la terre (Dehors, 2020) ?
Mon dernier livre invite en effet à favoriser de nouvelles alliances entre les peuples autochtones et d’autres collectifs pour réveiller les esprits de la terre et mieux défendre tout ce qui y vit.