Hiro’a n°147 – 10 questions à : Louis Lagarde (Université de Nouvelle-Calédonie), Vincent Marolleau (Université de Polynésie française) et Anatauarii Leal-Tamarii (Direction de la culture et du patrimoine), archéologues
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Dix questions à Louis Lagarde (Université de Nouvelle-Calédonie), Vincent Marolleau (Université de Polynésie française) et Anatauarii Leal-Tamarii (Direction de la culture et du patrimoine), archéologues
« L’enjeu est d’affiner la chronologie de Taputapuātea »
Propos recueillis par Charlie Réné – Photos DCP
Une nouvelle mission archéologique a été menée sur deux des marae du tahua marae de Taputapuātea de ΄Ōpoa, à Raiatea. Un travail qui doit permettre de mieux connaître la chronologie du site classé au patrimoine mondial de l’Unesco. En dépit des fouilles et restaurations conduites depuis cinquante ans, le site du tahua marae Taputapuātea a encore beaucoup de secrets à livrer.
Vous avez effectué une mission de trois semaines à Raiatea en septembre et octobre. Quel en était l’objet ?
C’est un projet mené par la Direction de la culture et du patrimoine, avec le CIRAP* et la MSHP*, et dont l’enjeu est d’affiner la chronologie du site de Taputapuātea. Ce complexe spectaculaire, avec ses six marae, est bien connu au travers de la tradition orale, mais beaucoup moins du point de vue de l’archéologie. On compte en fait seulement deux campagnes de fouilles de grande ampleur : en 1968 -1969 – lors de la restauration menée par le professeur Sinoto – puis en 1994 -1995, sur le marae Hauviri. Il y a eu quelques opérations depuis, mais elles ont été plus ciblées.
Cette nouvelle campagne a-t-elle un lien avec le classement du site au patrimoine mondial de l’Unesco, en 2017 ?
L’inscription a impliqué un inventaire très complet des structures, une cartographie détaillée, une compilation des nombreuses données ethnographiques… Mais surtout, la DCP a produit un rapport sur la localisation exacte des zones qui avaient été impactées ou non par des fouilles ou des restaurations. C’est grâce à ce travail, et après un déplacement à Raiatea en avril dernier, que nous avons identifié des zones « préservées » où il paraissait intéressant d’effectuer de nouveaux sondages.
Où, exactement, ont eu lieu les fouilles ?
À côté des trois grands marae qui ont fait l’objet de restaurations – Taputapuātea, Hauviri et le grand marae des prêtres, Hititai – on en trouve un quatrième, qu’on appelle marae des Opu Teina, réservé aux lignées cadettes. Aujourd’hui, seul son ahu (plateforme surélevée qui constitue l’endroit le plus sacré du marae, ndlr) est visible. Notre idée, c’est que devant cette structure de vingt-trois mètres de long, il y a nécessairement un tahua, cet espace où s’asseyaient les gens importants et qui, dans les îles de la Société, était généralement pavé. Nous avons donc réalisé un sondage d’environ 6 m2 sur une zone qu’on estimait être à cheval entre le bord du tahua et l’extérieur du marae.
Avez-vous pu confirmer l’existence de ce tahua ?
On a identifié une concentration de blocs de corail et trachyte d’un côté, et rien de l’autre, ce qui nous laisse penser qu’on a effectivement identifié sa bordure Est. Nous n’avons pas réellement trouvé un pavage, mais ces blocs diffus pourraient correspondre à ce qui en restait au moment de l’abandon du marae.
Justement, à quelle période ce marae et le reste du complexe ont-t-ils été abandonnés ?
C’est la question centrale. On a très peu de dates fiables pour Taputapuātea. Le professeur Sinoto a réalisé des datations au carbone 14, mais à une époque où elles n’étaient pas calibrées et donnaient des résultats – fin XVIe, début XVIIe siècle – probablement trop anciens. Ce dont on est sûr, c’est que les grandes structures de Taputapuātea sont assez récentes, car « l’âge d’or » des marae de Polynésie est assez tardif. C’est normal, il a fallu beaucoup de temps à chaque île avant d’avoir la population et la force de travail suffisantes pour porter des cailloux énormes, scier des dalles de corail et créer des structures aussi imposantes.
De nouvelles datations sont en cours ?
Oui, et c’est nécessaire vu l’importance culturelle du site. Des datations au carbone 14 sur nos prélèvements de charbon ou de coquillage, mais aussi à l’uranium thorium, sur des fragments de corail. Ces analyses vont faire avancer la connaissance de la chronologie. Aujourd’hui, on a un peu l’impression que tous les marae du complexe ont été construits en même temps, mais peut-être que certains sont plus anciens, ont changé de fonction au cours du temps…
La mission s’est limitée au marae des Opu Teina ?
Nous avons aussi travaillé sur un des deux marae de plus petite dimension, en l’occurrence celui qui est dédié au personnage de Turi. Les fouilles ont permis d’étudier le remplissage de l’ahu et d’identifier une grande fosse – ce qu’on appelle une ciste – sur le tahua. À l’intérieur, on a mis au jour ce qui ressemble à une pierre votive et un gros coquillage qui ont été placés là, ainsi que des fragments d’os humains et d’animaux près de ses parois.
Quelles suites vont être données à cette campagne ?
Nous espérons pouvoir continuer à travailler sur le site. Cette campagne a montré que, malgré les restaurations qui l’ont impacté, il y a des perspectives archéologiques énormes sur le complexe de Taputapuātea. Il serait intéressant d’étudier, dans les années à venir, d’autres éléments « intacts » du site. Par des fouilles, mais pas seulement : nous sommes en relation avec une équipe du CNRS spécialiste de l’imagerie souterraine et qui dit pouvoir fournir, sans « creuser », une vision très fine du sous-sol.
Ces fouilles peuvent-elles avoir un intérêt touristique ?
Bien sûr. Elles amènent des informations aux chercheurs, aux autorités polynésiennes, à la population locale, mais vu la dimension mondiale du site, il s’agit aussi d’apporter de la connaissance au public. D’autant que les informations chronologiques sont souvent plus abordables que la tradition orale. On peut aussi imaginer que le tahua du marae des Opu Teina, une fois délimité plus précisément, puisse être matérialisé au sol sur le site pour les touristes.
Louis Lagarde est rattaché à l’université de Nouvelle-Calédonie. La coopération régionale est-elle importante pour ce genre de travaux ?
Il y a un lien historique entre les universités de Polynésie et de Nouvelle-Calédonie, elles ont une école doctorale commune, des échanges d’enseignants dans les deux sens… Et au niveau de la recherche, on a des savoir-faire complémentaires, des questionnements qui se rejoignent. Ces territoires ont certes des histoires distinctes. Mais l’archéologie, c’est un peu la science du quotidien. Et quand des peuples arrivent sur une île, face à un lagon, qu’ils pêchent, font de l’horticulture, ils développent forcément des outils d’exploitation du milieu qui sont proches. Les étudier, dans leurs similitudes et leurs différences, c’est forcément intéressant.
*Centre International de Recherche Archéologique sur la Polynésie, et Maison des Sciences de l’Homme du Pacifique, tous deux dirigés par Éric Conte
La MSHP
La Maison des sciences de l’Homme du Pacifique, créée par le CNRS et l’UPF est basée à Tahiti et est dirigée depuis sa création en 2017 par Éric Conte. Elle mène des recherches et organise des manifestations sur tous les domaines des sciences humaines et sociales, des questions sur les sociétés anciennes jusqu’aux problématiques les plus contemporaines (nucléaire, toxicomanie, violences familiales, etc.). L’université de la Nouvelle-Calédonie réfléchit actuellement à accentuer sa collaboration avec la MSH-P pour lui donner toute sa vocation régionale, voire d’en créer une antenne à Nouméa