Hiro’a n°141 – Dix questions à Myrna Tuporo
Dix questions à Myrna Tuporo, dite Mama Iopa, professeure de chants traditionnels au Conservatoire artistique de la Polynésie française.
«Le désir intense de prendre en main notre histoire»
Texte et photo: Lucie Rabréaud
Le ministre de la Culture, Heremoana Maamaatuaiahutapu, a choisi Myrna Tuporo, dite Mama Iopa, pour présider le jury du Heiva i Tahiti 2019. Un rôle qu’elle avait déjà endossé à deux reprises en 2012 et 2015: une place «très compliquée», mais aussi «une fierté».
Comment percevez-vous le rôle de présidente du jury du Heiva i Tahiti ?
J’ai déjà présidé le jury en 2012 et en 2015. Mon rôle est de diriger les discussions entre les membres du jury, de faire le lien avec l’organisateur et de faire en sorte que les membres du jury obtiennent toutes les informations dont ils ont besoin.
Ce sont souvent des hommes qui occupent cette place, est-ce une fierté en tant que femme d’avoir été choisie comme présidente ?
C’est une fierté bien sûr, mais d’autres femmes ont tenu ce rôle. Je pense à Manouche Lehartel, Makau Foster… L’idée principale est surtout d’alterner chaque année entre les membres de la danse et ceux du chant. Cela a été décidé il y a longtemps, mais parfois un membre du jury représentant le monde du chant ne peut pas prendre ce rôle. C’est une place très compliquée. C’est un fardeau! Il faut soutenir le jury, les groupes et l’organisateur.
Vous qui êtes du monde du chant, que pensez-vous du désintérêt du public pour cette discipline ?
Cela fait plus de dix ans que ça se passe comme ça : les gens partent au moment des chants. Dans le hīmene, on a seulement besoin des oreilles pour écouter les histoires, il n’y a pas de spectacle à regarder. On cherche des moyens pour inciter les spectateurs à rester à leur place. Il y a quelques années, on a mis les paroles sur écran, certains groupes viennent avec des instruments, des végétaux, des lumières… Mais ce n’est pas suffisant pour le public. Un chef de groupe a proposé de faire des entrées différentes, selon les voix; un autre a parlé de mettre ses chanteurs parmi les spectateurs, et d’autres sur la scène pour mimer le chant, ce qui nous a fait beaucoup rire! On a besoin des micros, donc nous ne pouvons malheureusement pas modifier l’organisation classique.
Que retenez-vous de vos deux précédentes présidences ?
En 2012, j’ai d’abord ressenti la peur. La peur de ne pas être à la hauteur, de ne pas assurer la bonne marche du Heiva; la peur du regard des autres et de ne pas répondre aux attentes de l’organisateur. Mais les membres du jury m’ont soutenue et assuré qu’ils seraient là pour travailler à mes côtés. Ça m’a encouragée.Cette expérience m’a beaucoup apporté au niveau des relations avec les autres, le partage des connaissances. En tant que membre du jury, on s’enrichit.Ce qui m’a le plus marquée est le désir intense des membres du jury, qui vivent dans la culture, de prendre en main leur histoire. Dans nos discours, dans nos dialogues, dans nos réunions… Je me suis dit que ces personnes étaient animées du même sentiment que moi. Il y a des points de vue différents, mais nous marchons dans la même direction.
Est-ce difficile de juger, de noter et de choisir un gagnant ?
Ah oui! C’est très difficile! Nous avons un spectacle qui dure entre 45 minutes et une heure. Nous avons plusieurs fiches avec une dizaine de critères chacune. Nous n’avons pas beaucoup de temps pour remplir ces grilles. Pour le chant, ça va car nous n’avons pas forcément besoin de beaucoup regarder, il faut surtout écouter. Mais pour la danse, c’est très compliqué. On a peu de temps. A la fin de chaque soirée, on revoit ensemble ce que chaque membre du jury a noté.
Ces fiches de notation doivent être assez rigoureuses, mais le Heiva touche aussi le cœur ?
Il y a dans les fiches de notation une case pour «le ressenti du jury». L’émotion, le frisson, cela compte aussi.
Quand commence le travail du jury du Heiva ?
Nous avons démarré la dernière semaine d’avril. Nous nous réunissons tous les samedis, de 8h à 17h. Nous revoyons tout le règlement pour que chaque membre du jury s’imprègne de toutes les règles pour le chant, la danse, les costumes, les rôles du ́ōrero, les meilleurs danseuses et danseurs… Il y a tellement de choses à voir! Le jury verra les groupes pendant leurs répétitions générales. Cela leur permet de nous poser des questions si besoin et on les encourage ou on les prévient de faire attention à telle ou telle chose.
Comment vit-on le Heiva quand on est membre du jury ?
En tant que jury, nous n’avons pas les mêmes sentiments ni les mêmes émotions qu’un spectateur. Le public vient pour découvrir la beauté du Heiva, du chant, de la danse. Tandis qu’un jury doit noter chaque prestation. On regarde le spectacle d’une manière différente.A la fin de la soirée, on peut enfin partager nos sentiments, mais pendant le spectacle, on est dans notre rôle.C’est une grande responsabilité. Il faut assumer nos décisions. Les groupes qui gagnent sont contents, mais les autres sont parfois furieux. Ils demandent des explications et il faut être prêt à leur donner. On sait qu’en tant que membre du jury, il faut accepter cette position délicate et être prêt à répondre aux attentes des groupes.
Il y a toujours beaucoup de polémiques avec le Heiva, ça fait partie de l’événement ?
Le Heiva est un concours. Tu gagnes ou tu perds. Il y a beaucoup de débats sur l’évolution de la culture.Si je prends l’exemple du chant, pour le maru teitei, il n’y avait que deux mélodies, aujourd’hui il en existe quatre. Certains chefs de groupe demandent si cette évolution ne va pas déformer cette voix. Je réponds qu’on ne peut pas empêcher l’évolution. Le temps avance, l’intelligence progresse, la culture évolue. Il faut accepter cette évolution, mais ne pas oublier la base.
Qu’attendez-vous de ce Heiva 2019 ?
En tant que présidente, je n’ai pas d’attentes. Je veux seulement que le meilleur prenne sa place et que le reste accepte. Il y a des nouveautés dans les chants, les costumes, les thèmes, les chorégraphies, mais il y aura toujours un meilleur. Que le meilleur ait sa place, c’est tout. Au départ, j’ai refusé cette place de présidente! Mais le ministre de la Culture voulait quelqu’un qui parle couramment le tahitien et qui arrive à expliquer et à calmer les choses en tahitien. J’ai fini par accepter. Aujourd’hui, je n’ai plus d’appréhension, je suis prête.