Hiro’a n°139 : L’œuvre du mois
Centre des métiers d’art (CMA) – Pu Ha’api’ira’a toro ’a rima’i
Rencontre avec Viri Taimana, directeur du Centre des métiers d’art , Tokai Devatine, enseignant d’histoire et civilisation polynésiennes au CMA et Hihirau Vaitoare, enseignante de sculpture au CMA.
Texte et photos : Élodie Largenton
Le CMA à la poursuite de l’énigmatique statue du dieu A’a
Les élèves du bac pro option sculpture du Centre des métiers d’art sont en train de réaliser des copies de la statue du dieu A’a, originaire de l’île de Rurutu, aujourd’hui propriété du British Museum. La démarche n’est pas seulement technique, elle implique une vaste réflexion historique et sociétale, et fera l’objet d’un documentaire réalisé par France Ô.
Dans un monde simple et sans nuance, on pourrait facilement présenter la statue du dieu A’a, en indiquant sa taille, sa date de fabrication, son auteur, sa signification et même sa fonction. Mais aucune de ces données n’est connue avec certitude. Selon le British Museum, qui la conserve dans ses réserves et la prête régulièrement à des musées étrangers, la sculpture fait 116,8 centimètres de haut et est construite en bois de santal. D’autres dimensions sont avancées dans différents livres ; « d’une publication à l’autre, c’est un peu fantaisiste », souligne Tokai Devatine, chargé du suivi et de la coordination des enseignements du CMA. La professeure de sculpture, Hihirau Vaitoare s’est même rendu compte que l’image de la statue publiée dans le catalogue du musée était fausse, « déformée sur la largeur ». Pour guider au mieux ses élèves chargés de reproduire le dieu A’a, elle a étudié la sculpture sous tous les angles. « Le British Museum a partagé un fichier 3D de la statue, ce qui permet de voir comment elle est creusée à l’intérieur, les détails du cou… Pendant des années, on s’est fié aux informations du catalogue alors que là, ça nous amène au plus proche de la sculpture, on peut zoomer sur certaines zones. Je regarde ces fichiers tous les soirs pour bien m’en imprégner », raconte-t-elle. Hihirau Vaitoare réalise elle-même une copie dans une dimension plus réduite et en bois de pua, qui serait le matériau de la statue, selon les habitants de Rurutu. « C’est l’or blanc des sculpteurs, le bois est très peu marqué au niveau des veines, ce qui donne de l’homogénéité à la statue », précise Tokai Devatine. Les six élèves de sa classe de dernière année BPMA* travaillent, eux, par deux pour garantir un questionnement constant, une réflexion à chaque étape de fabrication.
Direction Rurutu pour en savoir plus
Pour faciliter ce processus et approfondir leur quête de savoir, trois de ces jeunes sculpteurs, un élève de la section gravure et trois professeurs se rendent à Rurutu, début avril, pour rencontrer les tohitu (sages) de l’île. L’œuvre est un concentré de mystères et ils espèrent obtenir ainsi quelques réponses sur le rapport qu’entretiennent les habitants avec la statue et sur les traditions orales qui y sont liées. « Le British Museum a fait des analyses pour dater la sculpture. Une équipe s’est ensuite rendue à Rurutu avec ces données, mais les habitants de l’île ont refusé de valider leurs résultats, rappelant que la datation scientifique n’était qu’une hypothèse », raconte
Tokai Devatine. Ils préfèrent accorder leur confiance aux récits traditionnels, selon lesquels c’est un certain Amaterai qui l’aurait sculptée ; ce dernier étant déjà entré en contact avec le christianisme, cela voudrait dire que la statue aurait été réalisée après 1767 (arrivée de Samuel Wallis). « Il y a une sorte de syncrétisme qui est fait et selon lequel Amaterai serait le Omai des Anglais, qui a accompagné l’une des expéditions du capitaine Cook… Il y a des recompositions qui se font aussi », ajoute le professeur d’histoire et civilisation polynésiennes.
Le coffre de la statue, un mystère et un défi technique
Le mystère s’épaissit, mais il y a tout de même un fait qui semble avéré : la statue a été offerte en 1821 aux missionnaires protestants de Raiatea par le chef de Rurutu, Au’ura, après que la population de son île a été décimée par les maladies apportées par les Européens. Ce don est à la fois un gage de la conversion des habitants au christianisme, mais aussi un moyen de se débarrasser d’une œuvre toujours chargée d’une certaine puissance. « Donner des statues aux missionnaires était une manière pour eux de ne pas avoir à les détruire eux-mêmes et donc à encourir des représailles de leurs anciens dieux », précise Viri Taimana, le directeur du CMA. Quelle vision les habitants de Rurutu ont-ils aujourd’hui de cette statue si célèbre ? Quel est leur rapport au passé, à la religion, aux ancêtres ? Les enseignants et les élèves du centre chercheront aussi à en savoir plus sur le coffre de la statue, qui pourrait être un ossuaire. Autre énigme : pourquoi le dieu A’a a-t-il les jambes coupées ? La statue faisait-elle partie d’un ensemble plus grand, figurait-elle sur une pirogue ? Quant aux trente figurines visibles sur tout le corps de la sculpture, sont-elles bien des représentations des trente familles de Rurutu ? L’énigme perdure, mais la beauté l’emporte sur toutes les interrogations. La statue du dieu A’a est admirée dans le monde entier, elle a inspiré des artistes comme Guillaume Apollinaire et Pablo Picasso, qui en ont acquis des répliques, comme le rapporte Viri Taimana. Elle fait partie des œuvres présentées actuellement dans le cadre de l’exposition Océanie, qui fait escale à Paris après avoir été inaugurée a Londres. Son caractère exceptionnel intrigue aussi une journaliste de France Ô, Cécile Baquey, qui réalise un documentaire intitulé En quête du A’a. Pour comprendre la réalisation de cette statue, elle souhaitait filmer des étapes de sa réalisation et a donc demandé au CMA d’en réaliser des répliques, raconte Viri Taimana. Le centre a déjà sculpté plusieurs copies ces dernières années, mais c’est la première fois que la statue est reproduite avec son coffre. Un « challenge » qui met au jour un autre mystère irrésolu jusqu’à présent, comme le remarque Hihirau Vaitoare : comment le sculpteur a-t-il procédé pour creuser le coffre ? « D’habitude, la méthode veut que l’on commence par l’intérieur, puis on sculpte l’extérieur, mais la on ne peut pas procéder ainsi, vu tous les détails qu’il y a devant… » L’énigme est donc aussi technique.
Pour aller plus loin
- Exposition Océanie au musée du Quai Branly, à Paris, jusqu’au 7 juillet 2019.
- Exposition-vente des élèves du CMA, en février 2020.
- Documentaire en cours de réalisation, En quête du A’a, de Cécile Baquey, de France Ô.
* Brevet polynésien des métiers d’art