N°135 : De la Polynésie au grand nord canadien, itinéraire d’un putaiana marquisien
Musée de Tahiti et des îles (MTI) – Te Fare Manaha
Rencontre avec Tara Hiquily, chargé de collections ethnographiques au Musée de Tahiti et des îles.
Texte : Pascal Bastianaggi avec Julien Flak et Tara Hiquily
Photo : MTI
Le musée de Tahiti et des îles a dernièrement fait l’acquisition d’un collier de chaman tlingit, peuple originaire d’une région située entre la Colombie-Britannique et l’Alaska. Quel rapport entre un collier amérindien et Tahiti ? Ce collier possède une particularité exceptionnelle : parmi un ensemble d‘amulettes sacrées suspendues à une lanière de cuir, on y trouve un ornement d’oreille des îles Marquises, ou putaiana.
À l’origine de cette découverte, Julien Flak. Galériste et spécialiste dans les arts anciens d’Amérique du Nord, d’Afrique et d’Océanie à Paris, c’est lui qui a contacté Tara Hiquily du musée de Tahiti pour lui faire part de cette curiosité. Après concertation, le caractère exceptionnel de ce collier a convaincu le musée d’en faire son acquisition.
Un objet chargé de puissance magique
Cet objet est étonnant à plus d’un titre. Outre le fait que l’on retrouve un artefact marquisien, en l’occurrence un pendant d’oreille ou putaiana, représentant un tiki, sur un objet appartenant à une ethnie installée à des milliers de kilomètres de la Polynésie, il est intéressant de noter que ce pendant, intégré à un collier cérémoniel utilisé par des chamans, est lui-même un objet sacré aux Marquises. On peut donc imaginer que le chaman qui a assemblé ce collier a souhaité utiliser non seulement une sculpture venant d’une culture différente, mais également un objet chargé de puissance magique. De mana.
Car ce collier est partie intégrante des cérémoniels indiens. Frederica de Laguna ethnologue, anthropologue et archéologue américaine, dans l’ouvrage The Tlingit Indians relève que dans des notes prises par le Lieutenant George Thornton Emmons, de l’US Navy, stationné en Alaska entre 1880 et 1890, il est question du passage de l’un de ces colliers du cou d’un chaman à celui de son patient pour éloigner les maladies.
Sur la route des baleiniers
Quant à l’explication de la présence d’un artefact polynésien sur un objet de Colombie-Britannique, on peut supposer qu’il est arrivé sur la côte nord-ouest du Pacifique au gré́ des pérégrinations des baleiniers au cours du 19e siècle. Ces derniers, navigant à travers le Pacifique entre la Russie, le triangle polynésien et la région du détroit de Béring en suivant la migration des baleines, avaient coutume de recruter localement des harponneurs (aussi bien à Tahiti et aux Marquises que sur la côte nord-ouest) car ils avaient été́ témoins de leur adresse à la chasse ou à la pêche. Ce putaiana a donc tout à fait pu être transporté par un Marquisien engagé sur un bateau et revendu ou échangé́ une fois arrivé en Alaska ou en Colombie-Britannique. On peut également supposer qu’il a pu être acheté́ par un marin en tant que souvenir aux Marquises et échangé́ plus tard avec un Tlingit.
Représentations zoomorphes et tiki
Le haut du collier laisse apparaître une traverse horizontale en os ou ivoire sculpté présentant un décor perforé sur lequel sont retranscrits des motifs triangulaires rappelant la forme de queues de baleine. De part et d’autre de cet élément figurent justement des queues de baleine sculptées.
Sur un lien de cuir sont enfilés un assemblage d’éléments sculptés: quatre griffes d’aigle teintées en rouge à l’aide de vermillon et quatre perles de verre polychromes provenant probablement de Venise, car présentant un décor similaire à la production de l’époque à savoir, des carreaux rouges sur fond blanc avec des points noirs. Une autre perle encore issue du commerce avec les marchands européens ou nord-américains est associée à une superbe figure de phoque en ivoire sculpté d’origine Inupiaq, peuple autochtone au nord du détroit de Béring, en Alaska.
Au bas du collier est fixé le sabot d’un quadrupède, probablement d’un jeune caribou. Le putaiana est quant à lui attaché ici à l’envers. Il présente deux tiki -le demi dieu géniteur à l’origine de l’humanité dans les mythes fondateurs marquisiens-, dans leur posture classique avec les bras ramenés sur le ventre.
En rejoignant les collections du musée de Tahiti et des îles, ce collier de chaman tlingit témoigne des échanges dans le Pacifique au cours de ce siècle, et surtout du choix «magique» d’un chaman intermédiaire entre les humains et les esprits, démontrant ainsi l’idée d’universalité de la puissance spirituelle qui émanerait des objets et des matériaux utilisés, comme ici l’ivoire marin. Cela démontre bien également que les peuples autochtones avec leurs propres valeurs et codes, ont la capacité à intégrer dans leur univers sacré des éléments provenant d’autres cultures indigènes.
Les amulettes figurant sur ces colliers de chaman peuvent être des éléments non sculptés ou des représentations anthropomorphes ou zoomorphes. Ces éléments figuratifs sont généralement des références aux esprits auxiliaires (spirit helpers) qui aident et guident le chaman lors de ses voyages. Ces figurations sont parfois des sculptures empruntées à des populations voisines mais dont la symbolique est identique.
Dernier type d’éléments constitutif de ces colliers de chaman: des objets rehaussant le statut et le prestige du porteur de ce collier. Ce sont le plus souvent des objets issus du commerce avec des populations étrangères. Dans le cas du collier présenté́ ici, nous trouvons deux catégories d’objets : les perles de verre polychromes, produit du commerce avec les hommes blancs et le pendant en ivoire de dent de cachalot, le putaiana marquisien.