N°133 – Pina’ina’i 8.18 : L’écho du silence
Maison de la culture (TFTN) – Te fare tauhiti nui
Rencontre avec Moana’ura Tehei’ura, chorégraphe et concepteur de Pina’ina’i, Mareva Leu et Goenda Reea, auteures et oratrices, et Jeff Tanerii, compositeur de la musique du spectacle. Texte : Élodie Largenton.
Faire entendre ce(ux) qu’on ne veut pas voir : c’est l’ambition du huitième Pina’ina’i, dont le thème est « Silence(s) culte(s) ». Ce spectacle qui mêle habilement littérature et danse tahitienne va ainsi faire surgir la parole sur le paepae a Hiro, le samedi 20 octobre, avec la volonté, comme toujours, de favoriser l’expression écrite, de susciter l’envie de prendre la plume.
Le paepae de la Maison de la culture va être transformé en squat, samedi 20 octobre. C’est de là que la parole va surgir, notamment celle des SDF, que Moana’ura Tehei’ura, le concepteur de Pina’ina’i, veut faire entendre : « Ce sont nos silences humains, les parias de notre société qu’on cache, qu’on ne veut pas voir ni entendre. » Placé sous le thème « Silence(s) culte(s) », le spectacle va aussi aborder d’autres non-dits ou tabous et « le poids de la religion, très important », souligne Goenda Reea, qui participe à nouveau cette année en tant qu’auteure et oratrice. Il ne s’agit toutefois pas d’une croisade contre le culte, Moana’ura Tehei’ura précise que si la religion « peut parfois museler, c’est le cas aussi d’autres croyances, des dogmes familiaux ou communautaires. Les croyances viennent de nous-mêmes et il y a des religieux comme père Christophe qui se battent contre les silences de la société ». Ces silences sont multiples, certains sont « tonitruants », tous « ne découlent pas de choses mauvaises, on peut être réduit au silence par ce qui nous dépasse », fait remarquer Mareva Leu, fidèle au rendez-vous Pina’ina’i. Ses textes parlent cependant de ces silences coupables « liés à la question de l’identité et sur la situation sociale du pays ».
Quel que soit le silence ou le cri, c’est le nôtre. « Les spectateurs viennent pour se voir, s’entendre, s’aimer, se détester. Pina’ina’i, c’est un miroir », énonce Moana’ura Tehei’ura. Le pouvoir de la littérature agit pleinement, le public est touché différemment « selon son chemin de vie ». « Qu’il sorte du spectacle en colère ou avec un sentiment de bien-être absolu, cela ne me concerne pas, chacun vient avec ses traumatismes, que le spectacle fait surgir et peut aider à guérir », estime le chorégraphe. Cette force émane avant tout des textes, écrits par des auteurs très divers. Il y a les habitués, les connus, mais aussi, chaque année, des novices, des jeunes et moins jeunes… Certains proposent des textes spontanément, d’autres sont sélectionnés au fil de l’année par le concepteur du spectacle, d’autres encore sont écrits sur commande. En tout, ce sont en général dix-huit textes qui sont lus, incarnés sur le paepae a Hiro.
Des textes inédits de Patrick Amaru
Ces auteurs doivent se faire comédiens pour l’occasion. « Les premières éditions, on avait une feuille entre les mains et on lisait, mais maintenant c’est davantage un spectacle », raconte Goenda Reea. « On est exposé sur scène », ajoute-t-elle. Un défi quand l’écriture est un travail solitaire. C’est aussi une force, aux yeux de Mareva Leu : « Pina’ina’i, c’est un travail d’équipe, on le fait tous ensemble, tirés par Moana’ura. On n’est pas là pour se montrer, mais pour porter nos convictions, pour une cause, valoriser la littérature autochtone et développer l’écriture chez nous. » Une écriture plurilingue, riche, avec même une auteure comme Odile Purue qui écrit en mangarévien.
Parmi ces auteurs phares de Pina’ina’i, il y a Patrick Amaru, membre fondateur de l’association Littérama’ohi et contributeur essentiel au spectacle depuis sa première édition. Comme chaque année, il a fourni des textes pour la soirée, qui seront lus lors du spectacle. Une forme d’hommage pudique. « On ne veut pas tomber dans le larmoyant. À mes yeux, il existe toujours », confie Moana’ura Tehei’ura. Quelques jours avant le décès de Patrick Amaru, le 18 juin dernier, ils ont échangé sur ces textes et l’homme de culture a eu cette réflexion : « Il faut plus de Pina’ina’i. »
« C’est le mot qui déclenche le mouvement »
Le pari de Pina’ina’i est de mettre en avant la littérature polynésienne en passant par la danse. Moana’ura Tehei’ura ne commence à concevoir les chorégraphies que lorsqu’il a reçu les textes et a la trame générale du spectacle. « C’est le mot qui déclenche le mouvement, c’est à partir de l’écriture que la chorégraphie et la musique sont composées », assure-t-il.
Le concepteur de Pina’ina’i s’appuie sur des danseuses et danseurs talentueux, « qui soutiennent notre littérature et sont là pour que les idées soient entendues, même si ce ne sont pas les leurs ». Cette année, il leur a donné un défi de taille : danser sur une musique sans rythme, pour matérialiser le silence. « Le challenge pour les danseuses, c’est de rester synchronisées, que ce ne soit pas cacophonique », souligne Moana’ura Tehei’ura. En somme, il s’agit de danser d’une même voix pour que le silence se fasse entendre.
Pratique
Samedi 20 octobre à 19h
Paepae a Hiro de la Maison de la Culture
Entrée libre
+ d’infos : 40 544 544, www.maisondelaculture.pf
Trois questions à Jeff Tanerii, compositeur de la musique de Pina’ina’i depuis 2012
Comment compose-t-on la musique d’un spectacle dont le thème est le silence ?
On fait comme John Cage, « quatre minutes trente-trois secondes de silence ». Le concept, c’est d’écouter le bruit ambiant dans lequel le morceau est produit. Ce n’est pas du vrai silence, on entend la respiration de son voisin, une chaise qui bouge, un téléphone qui sonne… De toute manière, même quand tu te bouches les oreilles, tu entends ton corps. Pour ce spectacle, ça va dépendre des textes. Il y a un thème général, un fil rouge à suivre, mais il y a des choses qui méritent d’être hurlées. Par exemple, il y a un texte de Patrick Amaru de 1993 qui parle d’un parent qui a perdu son travail et essaie de trouver de quoi manger pour ses enfants, et aussi d’un enfant abusé. C’est difficile de rester silencieux par rapport à ce qu’il a écrit. Moana’ura m’a aussi demandé de recréer l’ambiance des rues de Papeete.
Comment se passe la collaboration avec Moana’ura Tehei’ura ? Comment procédez-vous ?
Il m’envoie le synopsis de tout le spectacle et les textes au fur et à mesure qu’il les reçoit. En général, quand on a tout, il ne reste qu’une semaine de préparation ! On échange souvent autour des textes, ça peut nous prendre 4 à 5h, et quand je suis bloqué, je vais assister aux répétitions pour m’inspirer. Le travail de composition est assez long, je fais ça après le travail, à partir de 18h et ça peut aller jusqu’à 2h du matin. Je n’écris rien, j’enregistre directement sur un petit système portable. Généralement, je travaille seul, je peux passer des heures à faire des tests, à découvrir des choses… Quand je reçois un texte, j’ai parfois l’image d’un film ou d’une situation qui me vient à l’esprit, ou parfois je commence avec un tārava en tête et ça se termine en bossa nova. L’an dernier, j’ai inséré des sons d’un instrument péruvien, le charango, qui ressemble au kamaka et on a posé cette musique sur un hula local. Une autre année, Moana’ura m’a demandé de « faire parler le tumu ora », alors j’ai mis un haut-parleur dans l’arbre… Cette année, mon challenge, c’est de m’inspirer du travail réalisé par Alan Parsons sur l’album The Dark Side of the Moon de Pink Floyd. D’une manière générale, ça se fait au feeling et on peaufine les morceaux avec Moana’ura. Quand il me dit « c’est intéressant », je sais que ça veut dire qu’il faut retravailler la musique !
Vous assemblez souvent percussions traditionnelles et sonorités synthétiques. Quelles sont vos inspirations ?
Il faut que Pina’ina’i soit accessible à tout le monde, que les gens puissent se reconnaître pour que le message passe. C’est un spectacle qui parle de nous, il doit donc y avoir des instruments de chez nous. Après, comme beaucoup de monde, j’aime les musiques de film. Lorsque j’ai étudié au conservatoire, on en travaillait souvent, on reprenait aussi les bandes-son des dessins animés. J’ai également étudié en Australie, où on explorait l’acoustique. C’est là que j’ai découvert le morceau de John Cage, ainsi que Brian Eno, un musicien britannique qui expérimente beaucoup, entre le classique et la musique électronique, avec synthétiseur. Ce sont des chercheurs. J’écoute aussi tout ce qui passe à la radio. Il y a donc de nombreuses influences.