N°130 – « Il faut laisser les diversités s’exprimer, montrer que cette culture est riche »
Texte et photos : Élodie Largenton
Vice-président du jury l’an passé, Moana’ura Tehei’ura a été choisi pour présider le jury du Heiva 2018. Avec ses huit acolytes, le chorégraphe aura la lourde tâche de départager les 37 groupes de danse et de chant engagés.
Comment percevez-vous votre rôle de président du jury ?
On a parfois, ce cliché du président du jury qui impose une vision des choses que les autres doivent suivre. Par exemple, il y a des groupes qui me demandent ‘est-ce qu’on doit faire du Pina’ina’i cette année au Heiva ? Non, il faut rester soi-même, avec sa terre sur laquelle on a grandi, qu’on a palpée, expérimentée, et la terre de Faa’a n’est pas celle de Mahina, de Papara… C’est ça qu’il faut apporter. Quant au jury, c’est la liberté d’expression et la sensibilité des gens qui est importante pour moi. Il faut être à l’écoute et favoriser la prise de parole, parfois même l’exiger parce que certaines personnes ont l’habitude de rester passives. C’est important d’avoir l’avis de chacun pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté.
Le Heiva donne souvent lieu a des polémiques. Comment s’y prépare-t-on en tant que membre du jury ?
Il n’y en a pas eu l’an dernier. Se préparer, c’est ne pas penser à la polémique, mais mouiller la chemise pour mériter cette place. Être membre du jury, ce n’est pas s’afficher un titre sur le front et se pavaner dans les allées de To’ata, c’est avoir travaillé avant, on a parfois de très longues réunions…
Avoir été choisi pour présider le jury, c’est tout de même une fierté, non ?
Non, il n’y a pas de fierté. À chaque fois qu’on me félicitait, je disais aux gens qu’il fallait plutôt me souhaiter bon courage ! Les titres, soyons clairs, on s’assoit dessus. Si on n’est pas à la hauteur, ce n’est pas la peine, donc c’est le travail, la réflexion, l’analyse qu’on va mettre en avant. Si j’ai été choisi, c’est surtout pour reconduire les travaux qui ont été effectués l’an passé ; des réformes ont été apportées au niveau du fonctionnement du jury et de la façon de percevoir les choses.
Parmi ces changements impulsés l’an dernier, il y a le retour des tournées, des visites aux groupes. Qu’est-ce que ça apporte ?
Ces tournées n’existaient plus depuis une réforme du jury en 2002. Les premières fiches de notation avaient été mises en place et il avait été jugé préférable de ne pas surcharger les jurés. Mais au fil des années, ça a creusé l’écart entre le jury et les groupes, un manque de communication s’est installé. On a un règlement avec toutes ses imperfections et qui donne lieu à des interprétations. Il y avait donc des problèmes de compréhension qui fragilisaient le jury. Il fallait rétablir la connexion et c’est pour ça que nous avons relancé les tournées l’an dernier. Ça a effectivement permis de recréer des liens, les groupes peuvent poser des questions sur le règlement et le jury peut s’exercer sur l’application du règlement. Ça nous permet aussi d’aller sur le terrain, au cœur des choses, et de se rendre compte des conditions de répétition et de la démarche des groupes.
Il y a la une notion d’humanité qui est importante.
L’an dernier, est-ce qu’il y a des groupes qui ont écouté le jury et fait des ajustements après votre visite ?
Sur le plan artistique, nous ne donnons pas de direction aux groupes. Par contre, ce qui vient à l’encontre du règlement, on le signale. L’an dernier, il y avait par exemple des problèmes au niveau de l’effectif : on ne peut pas être membre de deux groupes de danse et ça, on l’a constaté sur place lors des tournées et on a prévenu les chefs des groupes concernés.
Y a-t-il des changements concernant la notation cette année ?
Oui, on est parti sur un constat d’honnêteté : en chant, par exemple, les membres du jury danse, quand bien même nous pouvons apprécier et reconnaître certaines voix, juger la discipline et la synchronisation, nous sommes incapables de noter techniquement les chants. Il va donc y avoir des fiches « simplifiées » adressées aux membres du jury non spécialistes du domaine et des fiches « complètes » adressées aux spécialistes du domaine.
Comment vous préparez-vous à noter les groupes ?
Depuis l’an passé, on a mis en place des moments de formation, – ce que j’appelle le « Heiva virtuel » – on met en concurrence, grâce aux archives de TFTN, plusieurs meilleures danseuses de différentes années, par exemple, et on les note. Ça nous permet de confronter notre manière de noter, d’entendre les spécialistes pour affiner nos regards et nos oreilles, et petit à petit, on arrive a une certaine harmonisation. Ça nous permet aussi de voir quels sont nos faiblesses et nos points forts. On est des êtres humains et non des ordinateurs !
Pour la première fois, tous les groupes ont présenté leur grand costume le même jour, le 2 juin dernier. Pourquoi ?
Avant, la présentation du costume Hura Nui avait lieu pendant l’audition du groupe. Ces auditions sont étalées sur plusieurs semaines, il n’y avait pas d’équité, certains avaient plus de temps que d’autres pour se préparer. On a donc décidé de rassembler tout le monde un même jour. Et la présentation doit maintenant se faire en reo ma’ohi. Cette idée-la vient des présentations qu’on a eu lors du Heiva taure’a. Les jeunes nous ont fait des présentations dingues, donc je me suis dit que s’ils arrivaient à le faire, on pouvait le faire. Le Heiva, c’est quand même un événement ou on se doit de défendre notre langue.
Le règlement est donc modifié par petites touches, et il est question d’une refonte complète à court ou moyen terme. Cela vous semble-t-il nécessaire ?
Oui, nous avons besoin de nous interroger, de discuter, de parfois se contredire pour savoir quel héritage laisser pour demain, quelles danses, quels chants nous voulons transmettre. Il est important de joindre les bouts entre deux générations qui ont deux perceptions différentes des choses, des anciens et une jeunesse montante, sans dire que l’un ou l’autre détient la vérité. Ces questions doivent être abordées avec tous les acteurs, qu’ils soient en concours, plus en concours, qu’ils aient un groupe ou non, que ce soient des acteurs culturels passionnés…
Est-il possible de mettre tout le monde d’accord ?
Que ce soit en danse, en chant, en musique, on se rend compte qu’il y a plusieurs façons d’aborder le ‘ori Tahiti, plusieurs façons d’aborder le hīmene et plusieurs façons d’aborder les percussions. La question, c’est est-ce qu’il faut uniformiser la façon de faire ou bien laisser s’exprimer ces diversités ? Je me dis que ces diversités répondent à une richesse de notre culture. Par exemple, le tārava Tahiti est chanté différemment qu’on soit à Papara ou à Pueu, et c’est ce qui pose parfois problème par rapport à une fiche de notation et par rapport à un palmarès. Il faut laisser ces diversités s’exprimer, montrer que cette culture est riche, surtout ne pas éteindre les gens. Le Heiva est un lieu d’exploration, ou on va à la rencontre de nos terres, de nos héros qu’on met à l’honneur le temps d’une prestation. Ces héros-la sont des repères pour nous, pour notre société, qu’on oublie d’inculquer dans nos écoles, ce qui est dommage. To’atā est ce lieu de la rencontre de tous ces aito, de toutes ces montagnes, c’est ça qui est intéressant et enrichissant.