N°121 – La poésie de Flora Aurima Devatine reconnue au plus haut niveau
Centre des Métiers d’Art (CMA) – Pu ha’api’ira’a toro’a rima’i
Rencontre avec Flora Aurima Devatine, poète, au carrefour de la poésie et de l’art, directrice de l’Académie tahitienne. Texte Elodie Largenton
Ce fut une « grande surprise et une belle émotion » pour Flora Aurima Devatine : en juin dernier, la poète a obtenu le prix Heredia de l’Académie française pour son recueil Au vent de la piroguière – Tīfaifai, publié en 2016 par les éditions Bruno Doucey. La même semaine, elle a été portée à la tête de l’Académie tahitienne – Fare Vāna’a.
Des côtes sauvages du Fenua ‘Aihere aux ors de l’Académie française, le parcours de Flora Aurima Devatine est jalonné de succès. En juin dernier, son recueil Au vent de la piroguière – Tīfaifai lui a valu d’obtenir le prix Heredia, créé par plusieurs fondations. La joie a été d’autant plus grande que Flora Aurima Devatine ne savait pas qu’elle était en lice : « Mon éditeur, Bruno Doucey, a proposé mon recueil de poésie sans m’en parler, sans doute pour me protéger de la déception, ou pour m’en réserver la surprise, et là, comme disaient les ancêtres, ‘Ua pu te ‘ae’ae, le but a été atteint ! » Les émotions ont ensuite laissé place « à la conscience d’une reconnaissance, au plus haut niveau par les veilleurs de la langue française, de ce qui s’écrit en Polynésie ».
Des lecteurs du monde entier
Ce recueil de poésie, Flora Aurima Devatine l’a pensé comme une anthologie. Éditée par une maison française, qui la sollicitait depuis plusieurs années, il lui semblait important de « donner des jalons de ce qu’a été [son] écriture pendant ces 40-50 années » de poésie. Une professeure de l’université de Créteil est venue l’aider, fin 2015, à choisir les poèmes à publier. « Nous nous sommes isolées tout en haut d’une colline chez ma belle-fille et mon fils à Punaauia, et nous avons monté le manuscrit en dix jours », raconte-t-elle. Une fois édité, le recueil de Flora Aurima Devatine a rapidement voyagé. Il a été vendu dans des librairies de France, du Canada, de Suisse, de Belgique, ou encore d’Allemagne. C’est le signe que le rythme, la langue, la musique de la poète tahitienne touchent des lecteurs de tous horizons, même si on lui a parfois fait remarquer que ses livres étaient « un peu difficiles à comprendre ». Mais elle est heureuse d’entendre les lecteurs lui dire qu’ils sentent le « besoin de relire le recueil, de choisir certains passages», et de lui parler, « des poèmes qu’ils préfèrent ».
L’écriture, un compagnon
Depuis qu’elle préside l’Académie tahitienne, Flora Aurima Devatine a moins le temps d’écrire, mais elle « s’astreint à rédiger au moins un petit texte par jour ». Depuis son enfance à la Presqu’île, au contact de cette « nature belle, luxuriante, mais aussi violente, effrayante, selon la saison », l’écriture est pour elle « un refuge, un compagnon ». Elle est toujours présente, même quand Flora Aurima Devatine crée des œuvres contemporaines dans le cadre du Putahi (2017) ou du collectif ‘Orama (2016). Elle prépare d’ailleurs une « collection art et poésie », qui mêle ses vers, les poèmes d’autres poètes et des photos de bris de verre retravaillées par elle sur ordinateur. Flora Aurima Devatine souhaite et espère que son succès incite d’autres Polynésiens à « passer à la publication ». « Il y a, en Polynésie, un vivier d’auteurs, de créateurs, de poètes qui n’osent pas franchir le cap, parce qu’ils sont, je crois, intimidés par les anciens, et j’aimerais casser, faire tomber ce mur». « Pourquoi attendre notre disparition pour apparaître », regrette la lauréate du prix Heredia. Elle encourage ainsi trois ou quatre auteurs à « prendre rang ». Pour cette artiste, qui a présenté des œuvres lors des expositions Orama en 2016 et Putahi en 2017, « c’est une nécessité ».
Encadré – Trois ans pour solidifier les fondations de l’Académie tahitienne
Flora Aurima Devatine a d’abord refusé de prendre la direction de l’Académie tahitienne – Fare Vāna’a, par manque de temps. Mais devant l’insistance de certains de ses collègues, elle a fini par céder, tout en posant ses conditions : elle ne fera qu’un mandat de trois ans, « le temps de prévoir, de mettre les choses en route en vue du futur, car les années passent. Le temps d’améliorer, s’il y a besoin, le fonctionnement interne de l’Académie, de préparer la relève, et de former à l’outil informatique de plus en plus performant. Le temps également d’organiser, s’il y a lieu, la bonne marche des nombreuses commissions et sous-commissions qui travaillent sur la langue et autour de la langue. Il s’agit de reconnaître et de soutenir le travail accompli par tous, de fédérer et de répartir au mieux les énergies, selon quelques règles de conduite communes», « en vue d’une meilleure assise de l’Académie, de ses travaux, de ses décisions pour les années à venir » explique-t-elle. Élue directrice en juin dernier, Flora Aurima Devatine veille au respect des statuts de l’Académie tahitienne, la première Institution culturelle du pays, créée en 1972. Elle se préoccupe déjà de sa succession et « encourager(a) des membres à prendre la suite, autant au niveau de la direction que des commissions de travail, dont la plus importante est celle de la Langue présidée par Mgr. Hubert Coppenrath ».
Conserver et promouvoir
À côté de cela, elle doit suivre les questions administratives liées à l’Académie tahitienne, qui, heureusement, sont facilitées par le secrétaire général du bureau des To’ohitu, et surtout par un secrétariat performant, compétent, mémoire de l’Académie, en la personne d’Hubert Laille. Elle doit présider également la séance plénière mensuelle, les commissions de travail hebdomadaires des académiciens permanents, participer aux travaux de la Commission de la Langue, veiller à la bonne marche des sous-commissions occupées à la diffusion, à la préparation de lexiques, de recueil d’extraits de manuscrits, ainsi qu’aux émissions radio-diffusées. Cette année l’Académie relance le concours littéraire, ce qui ajoute à l’ampleur de la tâche. Mais Flora Aurima Devatine ne se « laisse pas engloutir, d’autant que l’atmosphère de travail est légère, agréable et confiante». Elle se remémore une phrase prononcée par le président de la Commission de la Langue, Monseigneur Coppenrath : « On ne peut pas tout faire, il y a du travail qu’on laissera aux générations à venir. » « C’est ce qui me permet de prendre de la distance », ajoute-t-elle.
Conserver et promouvoir la langue tahitienne est la mission de l’Académie. Flora Aurima Devatine ne se range pas du côté des pessimistes, elle « ne raisonne pas comme tout le monde » : autrefois, les gens dans les districts, parlaient tahitien et uniquement tahitien, mais quantitativement, ils étaient moins nombreux. Aujourd’hui, la population a considérablement augmenté, et même si, en proportion, moins de gens parlent tahitien, « en totalité et au final, le nombre de locuteurs a augmenté, il est plus important », estime-t-elle. Elle se félicite aussi de la place gagnée petit à petit par la langue dans l’enseignement, et se rappelle que ça n’a pas été facile : « A un moment donné, à l’Université, on ne voulait pas ouvrir la deuxième année de Deug ou l’année de licence de tahitien. Les étudiants ont manifesté. C’est ainsi que les cours de reo ont été maintenus et poursuivis, pour aboutir à la préparation du Capes et du Cafep, section Tahitien ». Flora Aurima Devatine s’inquiète, en revanche, de l’évolution de la langue : « On entend parler « plus des lèvres que du ventre », parce que l’homme a tendance à économiser ses efforts, et le corps s’adapte aux exigences de cette économie. Au niveau de la langue, cela se passe dans l’articulation, dans la prononciation. A force, la langue perd de sa tonalité, de sa sonorité, dans la résonance, et dans sa puissance. Les langues maorie, hawaiienne, confrontées à l’anglais, ont subi les contraintes de prononciation de l’anglais. La langue tahitienne, au contact du français, n’est pas à l’abri d’un tel phénomène linguistique», note la directrice de l’Académie. Elle regrette aussi une certaine forme de nivelage de la langue, avec le « langage populaire de la rue » qui, considéré sans doute comme plus malléable, plus vivant, plus explicite, se généralise, et l’emporte de plus en plus sur le tahitien « correct », « convenable » des générations précédentes. « Mais on dit aussi que la langue appartient au peuple qui la parle, qui la fait vivre et la fait évoluer. Au niveau de l’Académie, nous structurons, nous fixons, ce que nous pouvons aujourd’hui. Ce n’est pas parfait, mais le travail accompli dans l’ombre et sans bruit, avec sérieux et persévérance depuis plus de quarante ans, est considérable, indéniable. Demander et obtenir que la langue, le tahitien, soit reconnue et rendue aux membres de la société, pour que ceux-ci puissent non seulement la parler mais qu’ils aient également le droit et la possibilité d’écrire et de publier dans leur langue ! Demander et obtenir qu’elle soit enseignée à l’école, aux jeunes enfants, comme aux moins jeunes qui ne la connaissent pas ou plus ! Il fallait avoir vision et foi en l’avenir pour tenir envers et contre tous. Aujourd’hui, les jeunes et les moins jeunes, sont libres et fiers de pouvoir parler le reo ma’ohi ! Mais chacun doit rester humble, car il y a toujours des progrès à faire, et des erreurs à corriger. Chacun doit faire au mieux là où il est. Les premiers académiciens du Fare Vana’a dont les trois quarts sont aujourd’hui décédés, ont fait leur part de travail, qui est la sauvegarde de la langue et sa transmission aux générations d’aujourd’hui et de demain. C’était à faire, ils l’ont fait. Reconnaissance et respect à eux.»
Extrait du poème Adresse tiré de Au vent de la piroguière – Tīfaifai :
« En deçà et au-delà
De nos identités originales
De nos appartenances communautaires,
…
L’apport par chacun de son brin de conscience,
De réflexion, d’humanité,
La chose à transmettre,
L’esprit de juste mémoire :
Tailler, ajouter, renouer, rénover,
Aplanir, étendre, et retresser la natte humaine. »
+ d’infos : Au vent de la piroguière – Tīfaifai, prix de vente 2500 Fcfp, disponible dans les librairies Odyssée et Archipels.