N°110 – « Voir ce qui se passe autour de soi et à travers les mots et les images des autres »
Marin Ledun, auteur
Propos recueillis par IB.
Invité au salon Lire en Polynésie, Marin Ledun est un romancier humaniste. « En douce », « Au fer rouge, « Les visages écrasés » (Trophée 813 du roman français 2011 ; Grand Prix du roman noir 2012 du Festival International du film policier de Beaune), « La Guerre des Vanités » (Prix Mystère de la critique 2011) : des ouvrages poignants qui interrogent l’avenir de l’Homme face aux diktats technologiques, financiers ou politiques.
C’est votre première participation au salon Lire en Polynésie, qu’en attendez-vous ?
Tout d’abord, quel plaisir et quelle fierté d’avoir été invité au Salon Lire en Polynésie. Des auteurs que je connais bien, comme Pascal Dessaint, Jean-Hugues Oppel et Ingrid Astier m’ont tant vanté les mérites de ce salon, que j’ai l’impression de déjà vous connaître. Comme c’est le cas dans la plupart des festivals dans lesquels je suis invité, je suis vraiment heureux de pouvoir rencontrer un public amoureux de littérature, d’échanger et d’avoir l’opportunité de présenter mon travail de romancier. Dans le cas de Lire en Polynésie, s’ajoute une dimension culturelle importante pour moi qui n’ai jamais été aussi loin de l’hexagone : découvrir d’autres lieux, d’autres paysages, d’autres façons de voir le monde, mais aussi découvrir le travail des auteurs polynésiens que je connais peu et mal, discuter avec eux de leurs textes. J’ai tout à apprendre.
Le thème de ce salon Lire en Polynésie est « leur vision du monde ». Quelle est la votre ?
Je ne vois le monde dans lequel nous vivons que par la petite lucarne de ma maison et de mon éducation, mais ce que j’entraperçois génère chez moi à la fois un profond désarroi, du fait des dégâts irrémédiables que nous faisons subir chaque jour à la planète, la surconsommation, le gaspillage, la folie de la course à l’armement, l’omniprésence du culte de l’argent et aux sociétés humaines, en même temps que de l’espoir, du fait de la capacité de résistance des société humaines, de notre envie de rendre le monde meilleur, qu’il y ait plus de justice. C’est extrêmement banal de dire cela, j’en ai conscience, mais je suis terrifié à la perspective du fardeau que nous laissons à nos enfants en même temps qu’enthousiaste à l’idée qu’ils seront moins imbéciles que les générations qui les précèdent l’ont été. Mes romans parlent donc, modestement, de tout cela. Ils mettent généralement en scène ce que j’appelle des « perdants magnifiques » : des hommes et des femmes qui sont éprouvés par la vie et la folie humaine mais qui choisissent de ne pas subir et de redresser la tête pour se battre.
Les sujets de votre nouveau livre, « En douce », sont le déclassement social, le handicap et la vie en milieu rural : qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire dessus ?
Le travail sur « Au fer rouge » m’a pompé beaucoup d’énergie, techniquement. J’ai beaucoup hésité à me relancer dans l’écriture. J’ai énormément lu. Je sentais que j’étais à une sorte de carrefour, je me posais des questions sur ce que j’avais envie d’écrire, comment je voulais l’écrire, comment je construisais mes personnages, bref, ma petite cuisine intérieure. Il y avait ce roman de Sophie Divry, « La condition pavillonnaire », qui m’a profondément marqué par sa langue et sa justesse d’analyse. Le contexte français et international pesant que l’on sait, les attentats, l’abattement, les luttes qui ressurgissent d’on ne sait où, miraculeuses. Ma petite place microscopique dans tout ça. Les romanciers sont des éponges, pour le meilleur et pour le pire. Et puis il y a eu cette demande du festival polar de Lamballe, à qui je devais rendre une nouvelle sur le thème « Dur(e) à cuire » pour l’été 2015. Une vingtaine de pages, longue, très longue à accoucher. Le personnage d’Emilie s’est imposé très vite, sorte de combattante vengeresse en colère contre le monde, mais l’écriture à proprement parler m’a pris plusieurs mois. Essentiellement parce qu’après mes deux romans basques je voulais passer à autre chose, d’abord pour moi, pour ne pas me lasser, parce que je change aussi, j’imagine. Je suis vraiment fier du résultat. J’ai aussitôt attaqué l’écriture du roman « En douce », en transformant évidemment la structure de la nouvelle qui ne convenait pas à un format plus long mais en conservant ce formidable personnage d’Emilie auquel je m’étais vraiment attaché.
Votre roman « Les visages écrasés » traite de la souffrance au travail, dont vous avez vous-même fait la douloureuse expérience. D’une manière générale et selon vous, faut-il vivre les choses pour pouvoir les écrire ?
Forcément, une adaptation sur ce roman-là, sur la violence au travail, qui fait écho à mon expérience de salarié à France Télécom dans une période difficile, ce fut un moment particulier pour moi. Voir ce livre en séquences, avec des personnages de chair et d’os, porté par Isabelle Adjani métamorphosée en Carole Matthieu, mon personnage, immense actrice au service d’un rôle mais aussi d’une idée et d’un sujet, époustouflante, vraiment – j’ai encore en tête certaines scènes du tournage où, bon sang ! elle incarne Carole Matthieu mieux que je ne l’ai écrit ! Et Corinne Masiero dans le rôle de la DRH ! Et Sarah Suco ! Et Lyès Salem dans le rôle d’Alain, le représentant syndical ! Et Alexandre Carrière, troublant de ressemblance dans le rôle de Vincent Fournier, l’homme par qui tout arrive ! Des actrices et des acteurs immenses, conscients du sujet du roman, impliqués. Un scénario avec de nécessaires et salutaires réajustements qui tiennent compte des difficultés d’adaptabilité du roman. Le réalisateur, Louis-Julien Petit, m’a proposé un (tout) petit rôle / figuration de délégué du personnel que j’ai finalement accepté, ce qui m’a permis de me mêler aux joyeuses troupes de figurants, d’acteurs et de tous les travailleurs, techniciens, script, etc. qui permettent au film d’exister. Mais je digresse sans répondre à votre question. Je ne crois pas qu’il faille vivre les choses pour pouvoir les écrire – un romancier convoque la fiction précisément parce qu’il ne peut pas vivre toutes les aventures de ses personnages. Pourtant, c’est souvent ainsi que je procède : échanges, documentation approfondie, lecture, immersion parfois. J’ai du mal à parler de sujets qui ne me touchent pas. Bien sûr, les situations extraordinaires de mes personnages, je ne les vivrai jamais – je l’espère ! – mais j’ai besoin de comprendre leurs actions et l’environnement social dans lequel ils évoluent.
Qu’est-ce qui nourrit votre imaginaire plus que tout ?
Sans hésiter, deux choses : le monde dans lequel nous vivons et la manière dont il est mis en récit dans les livres, en musique, en peinture ou dans les films. C’est banal de dire cela, mais être écrivain, c’est écouter, regarder, ressentir, entendre, être curieux, toujours, tout le temps, voir ce qui se passe autour de soi et à travers les mots et les images des autres. Je ne sais pas faire autrement.
Comment concevez-vous votre rôle d’auteur ?
Je suis un auteur de roman noir. Le genre dans lequel j’écris définit, je trouve, assez bien mon travail, mon « rôle ». Qu’est-ce que le noir, au fond ? Une littérature « en phase avec le réel, la vie », une littérature « d’urgence », aussi efficace que « des singles de deux minutes balancés par des guitares saturées. » nous dit l’un des spécialistes français de la nouvelle noire, Marc Villard (interview donnée à Libération, le 1er avril 2015). La littérature noire, comme sa sœur policière, place le crime au centre de l’histoire. A un détail près : pour elle, le crime n’est pas marginal, il n’est pas une anomalie de nos sociétés, mais au contraire leur fondement même, leur principe constitutif. Elle nous parle donc d’un monde profondément en crise dans lequel toutes formes de résistances individuelles et collectives sont des exceptions, un monde où des femmes et des hommes se débattent pour créer du sens, établir une justice, luttent contre la normalité, le plus souvent en vain. Paradoxalement, c’est certainement ce qui fait le succès de cette littérature dans les périodes de crises économiques et politiques majeures : face à la montée de l’insignifiance, nous avons soif de comprendre, de décortiquer, d’analyser, de prendre du recul, de sentir que nous ne sommes pas seuls, atomisés face à la machine de guerre néolibérale, de voir que d’autres résistent, un peu partout. Là est la force de cette littérature qui, comme le roman social dans les deux siècles qui l’ont précédé, et dans la tragédie antique bien avant encore, interpelle l’individu, l’embarque sur dix, six cents ou mille pages, le happe, le provoque, le force à se remettre en question, lui tord le ventre, non parce qu’elle lui fait peur, mais par ce qu’elle lui révèle de lui-même et des mécanismes souterrains et obscènes de la société dans laquelle il vit, sans jamais le lâcher, sans concession aucune, sans les œillères du déni, de la satisfaction consumériste, du frisson bon marché et de la morale, comme si sa propre existence en dépendait. En définitive, pour paraphraser Sartre (Qu’est-ce que la littérature ?, Gallimard, 1948), la littérature noire, « de quelque côté qu’on la prenne, est un acte de confiance dans la liberté des hommes » ou, comme l’écrivait Thucydide, « se reposer ou être libre, il faut choisir. » Lire et écrire du noir, vaste et généreux programme de résistance à l’air du temps !
Quelle est l’œuvre qui vous a particulièrement marqué ?
Un recueil de nouvelles de Donald Ray Pollock, « Knockemstiff », sur les conseils de Jean-Bernard Pouy, après avoir lu son premier roman, « La diable, tout le temps ». Son économie de moyens, sa façon d’incarner, de faire vivre ses personnages en quelques mots, quelques gestes, parfois sur la base d’un seul détail vestimentaire ou un bout de dialogue, ses premières phrases toujours acérées comme dans la vie en vrai : « Un soir d’août au Torch Drive-in quand j’avais sept ans mon père m’a montré comme faire mal à quelqu’un. » Une ambiance, un ton, un trait de caractère, une situation, posés en une seule phrase.
Quel regard portez-vous sur la littérature océanienne ?
Malheureusement, c’est une littérature que je connais très mal, comme je vous le disais. Mais je compte bien profiter du salon pour commencer à combler mes profondes lacunes.
Que lisez-vous en ce moment ?
Je termine à l’instant un roman absolument splendide d’Emily St John Mandel, « Station Eleven », qui est ce qu’on pourrait appeler un roman post-apocalyptique. L’histoire d’une troupe de théâtre qui joue du Shakespeare, quarante ans après qu’un virus ait décimé 99,99% de la population de la terre et détruit notre civilisation – songez : plus d’électricité, plus d’Internet, plus de pétrole, plus de villes, plus d’agriculture intensive. La construction du roman est d’une efficacité redoutable et les personnages sont admirablement bien campés. Je vous le conseille vivement.
Un mot sur vos futurs projets ?
Je planche depuis plusieurs mois sur un roman noir épais et ambitieux avec pour toile de fond l’industrie du tabac, en France, sur une période courant des années 80 à nos jours. Les personnages sont prêts, le prologue est rédigé, mais l’effort est de longue durée, aussi, il est possible que je fasse un break et que je travaille entre temps un texte à deux voix que je commence à avoir en tête de façon assez précise. Point de Nature writing, donc, dans l’immédiat, ni de panne d’inspiration…