N°99 – Libor Prokop, musicien
« Il faut avoir une certaine connaissance de son patrimoine pour créer de la musique ou une danse »
Libor Prokop est un artiste aux multiples facettes. Ancien contrôleur aérien, spécialiste du pahu et du vivo, l’homme est aussi un danseur émérite. Rencontre avec une figure incontournable de la culture polynésienne.
Que pensez-vous de la mise en place du concours pahu nui au sein du Hura Tapairu et pouvez-vous nous préciser votre rôle dans le concours ?
Cette nouvelle formule de concours permet de restituer et de sauvegarder dans un premier temps cet art du tambour. Heremoana Urima et moi-même seront consultants auprès du jury du Hura Tapairu. Ils attendent de nous de pouvoir donner un avis « d’expert » dans l’exécution des pahu tupai. Notre présence en tant que conseillers techniques implique que nous soyons les passeurs de cette connaissance et de cette pratique ; ceci comme un hommage à nos mentors de Heikura Nui : Iriti et Wilfried Hoto.
Qu’attendez-vous de la prestation des orchestres ?
D’abord de la technique, essentiellement sur l’exécution de deux rythmes fondamentaux : le tamau et le tahape. La qualité de la frappe et la maîtrise eu égard à l’idée de la tradition rentreront également en ligne de compte, de même que la synchronisation, l’harmonie, l’orchestration et la créativité.
Qu’est-ce qui vous passionne dans la pratique des instruments traditionnels tels le pahu et le vivo ?
Le souci de préserver la connaissance et les savoir-faire en la matière. A mon sens, trois instruments se détachent du point de vue de la tradition : le pu, le pahu et le vivo. Le pu a pour fonction de préparer l’espace d’action des hommes (appel, réponse, si- gnal…). Le pahu, lui, a une fonction d’éveil ou de réveil. Avec lui, l’action se met en marche, il crée une ambiance appropriée. La prestation de danse entre par exemple dans sa phase dynamique, ou alors une atmosphère plus solennelle, voire pesante, peut être apportée lors d’une cérémonie. Les rythmes élémentaires sont gravés dans la langue et le pahu est le plus à même de les restituer. Quant au vivo, il in- carne le son au service de la musicalité. Le souffle nécessaire à la pratique du vivo est un élément symbolique très fort dans le monde polynésien. Le dessin de la spirale gravé sur le vivo fait référence à la circulation de l’énergie. En tahitien, « ha », « aha », « hau » sont des termes équivalents montrant la complexité de l’élément « souffle » dans le monde vivant. La double spirale en tant que symbole de l’énergie montre deux souffles qui se mêlent sans jamais fusionner. Le vivo se joue avec la narine ; les sinus sont en contact direct avec la base du cerveau, le cerveau et la boîte crânienne font office de caisse de résonnance ; la tête est considérée dans la mythologie polynésienne comme la partie la plus sacrée du corps. Le vivo apparaît ainsi comme la touche sacrée de l’ensemble musical ; je crois que comme par magie le son du vivo suscite un sentiment de reconnaissance de ce qui nous appartient en tant que Polynésien, un sentiment de fierté identitaire en même temps qu’il évoque une forme d’universalité, le tout enrobé de mystère. Jouer du vivo sur un marae c’est comme brancher l’instrument directement sur l’ampli du po mythique auquel la création du monde polynésien fait référence. Jouer du vivo c’est joli, cela plaît aux sens, jouer du vivo, c’est beau, cela plaît à l’âme, aux Dieux et sans doute aux femmes puisque je suis un homme…
Vous avez commencé très tôt à vivre proche de votre culture ?
A 7-8 ans, avec les enfants du quartier, on a créé un groupe de danse. A l’époque, cela n’était pas commun. Nous avons été parmi les premiers à créer un groupe de quartier, celui de Paofai. On était six musiciens et 20 danseurs, 10 filles et 10 garçons. C’était l’époque du CEP, on dansait beaucoup durant la période de Noël et pour les hôtels « Les Tropiques » et le « Matavai ».
Qu’est-ce qui vous a poussé à créer ce groupe ?
On côtoyait beaucoup les gens de la culture. Mes sœurs dansaient avec Madeleine Moua et Tahiti nui, on était tout le temps en contact avec eux. À l’époque, il n’y avait pas d’école de danse. Lors du Heiva, alors le Tiurai, les districts descendaient dans les écoles de la ville durant un mois, on vivait avec ces gens, on vivait la culture de l’in- térieur. C’est à partir de 1981 que je me suis mis à danser pour de grandes troupes comme Temaeva et Heikura Nui.
Danseur, mais aussi un grand musicien…
À partir de 1993 j’ai basculé comme musicien, j’étais alors avec Heikura Nui. On a gagné quatre années consécutives le Heiva. J’ai redécouvert le pahu et le vivo, j’ai beaucoup travaillé sur ces deux instruments. A l’époque, ils ne perçaient pas, surtout le vivo. Je l’ai donc modélisé de manière à l’adapter à la musique actuelle et à en faciliter la pratique.
Cette année, vous êtes monté à To’ata avec Tamarii Papeari, faire le Heiva vous tient toujours à cœur ?
Oui, mais dans l’objectif de laisser la place aux jeunes. Aujourd’hui, je les forme, je leur transmets mes connaissances. Il est très important de connaître l’histoire de sa culture.
Vous vous êtes toujours intéressé à l’aspect historique de la danse et de la musique ?
Oui, car c’est indispensable. Mais l’accès à la culture n’a pas toujours été facile. Jusqu’aux années 90, il était difficile ne se- rait-ce que de trouver des livres d’histoire. De plus, pratiquement aucun symbole ou vestige de notre culture n’existait dans les lieux de la ville. Donc, pour t’intéresser à la culture, il fallait passer par les textes. Notre bible à tous était « Tahiti aux temps anciens », de Teuira Henry. Mais ce livre a été disponible sur le marché uniquement dans les années 80, et seuls les privilégiés pouvaient se le procurer.
Aujourd’hui, les groupes de danse s’em- ploient-ils à transmettre autant l’histoire de leur culture que l’apprentissage des pas des danses ?
De plus en plus, il y a une vraie volonté des chefs de troupes de transmettre aux jeunes l’histoire du pays, de sa culture et de son patrimoine. Car, ne l’oublions pas, tout est lié. Il faut avoir une certaine connaissance de son patrimoine pour créer de la musique ou une danse, il faut donc s’intéresser à sa culture. Avec certaines troupes, j’essaye d’organiser des cérémonies sur les marae, des rituels comme celui du kava, etc.
Qui a été votre plus grande influence culturelle ?
Entre 1972 et 1975, j’étais à l’école et j’admirais un personnage original qui avait un vrai discours sur la culture. C’était Henri Hiro. Cet homme a accompagné les pre- mières expériences de mise en théâtralité des légendes, mythes et traditions polynésiennes. En plus du Heiva, on voyait apparaître des spectacles avec des ‘orero, de la danse, de la musique et de l’histoire. C’était un véritable renouveau culturel.