N°98 – Ingrid Astier, auteure
« La nuit détient les clefs de notre personnalité »
C’est un honneur autant qu’un plaisir pour Hiro’a de proposer à ses lecteurs une interview d’Ingrid Astier, auteure invitée au 15ème salon Lire en Polynésie. Polars, essais, romans, l’œuvre polymorphe d’Ingrid Astier frappe par l’exigence de son style, toujours précis, puissant et ambitieux. Rencontre.
Le thème de ce salon Lire en Polynésie est « la nuit ». Un sujet qui vous inspire, puisque vous avez récemment écrit « Petit éloge de la nuit » : quel est votre rapport à la nuit ?
La nuit est un coffre-fort. Il suffit de l’ouvrir pour que l’être sensible se déploie. Elle est notre révélateur, au sens photographique du terme. Avec elle, on accède à un moi plus intime et plus libre, moins rationnel. Elle détient les clefs de notre personnalité. Qu’on songe à ces pensées nocturnes qui ne passeront pas la porte du jour… Nous vivons de plus en plus corsetés, de plus en plus surveillés, alors j’aime cette rébellion de la nuit qui nous laisse à nu, au lit comme dans les pensées.
Qu’est-ce qui nourrit votre imaginaire plus que tout ?
Le désir. Il est la racine. Sans désir, je n’écris pas une ligne. Et l’eau, du fleuve à l’océan. Même une mare aimante mon imaginaire… Je me souviens de la passe Onoiau, à Maupiti. Ses déferlantes m’hypnotisaient. Elles ressemblaient aux cavaliers de l’Apocalypse.
Vous êtes déjà venue à l’occasion d’un salon Lire en Polynésie sur le thème du polar, que retenez-vous de l’expérience ?
Depuis mon enfance, j’attendais la rencontre avec la Polynésie. Petite, je me calais des fleurs d’hibiscus derrière l’oreille pour m’évader de la Bourgogne à Tahiti. Jamais je n’avais autant ressenti l’appel de l’ailleurs. La Polynésie fut un choc esthétique et humain. Il y règne un vrai esprit « Pacifique », un rapport au temps singulier, loin de la frénésie et de l’hystérie. Depuis, le frangipanier est devenu ma madeleine de Proust et je ne peux croiser ces fleurs nacrées, en hélices de bateau, sans penser à Tahiti.
Vous aviez dit : « Mon travail commence là où la carte postale finit ». Qu’entendez-vous par là ?
Que la carte postale fige la réalité. Le roman est là pour la réveiller. Comme la poésie, qui sauve le monde d’un regard assoupi. Il y a une vraie dictature de la pensée : on vous apprend ce qu’il faut voir et considérer. La littérature est un pas de côté. Qu’on range la carte postale : alors, le champ du possible s’étend. Par exemple, sur l’île Saint-Louis, à Paris, m’intéressait plus le squat des SDF du Pont-Louis-Philippe, leur incroyable royaume improvisé et leur solidarité de fortune, que le parapet du pont… Même si c’est l’ensemble qui bâtit une scène. L’écrivain entre dans la réalité par effraction. Nous sommes les cambrioleurs du réel.
Comment concevez-vous votre rôle d’auteur ?
Comme un bâtisseur de mondes. Le roman est une cathédrale, il faut l’élever par les mots. Reflet de ces dinosaures de pierre, le roman a les pieds solidement ancrés dans la réalité, alors qu’il vise le ciel.
Quel sera le sujet de votre prochain livre ?
Après avoir vu Paris d’en bas (depuis la Seine) avec « Quai des enfers » et « Angle mort », qui étaient les premiers romans, historiquement, à mettre en scène la Brigade fluviale, je verrai Paris d’en haut avec « Haute Voltige ». Quand je vous dis que le regard de l’écrivain a besoin de se balader partout… Pire qu’un cambrioleur : en fait, il est passe-muraille.
Quel regard portez-vous sur la littérature océanienne ?
Je bénis Lire en Polynésie de m’avoir ouverte à cette littérature. Vivre rend forcément injuste : on passe à côté de l’infini de l’humanité. Grâce à ce salon, justice fut rendue dans ma bibliothèque à la qualité d’auteurs comme Chantal Spitz ou Claudine Jacques. J’aime l’univers poétique de Nicolas Kurtovitch aussi, son rapport passionnel à la langue… Et quels tempéraments ! On est loin de la langueur nonchalante de la couronne du cocotier… Même si le stipe*, en Polynésie, est fait pour résister aux cyclones. Ce n’est pas la Promenade des Anglais ! Et rencontrer des écrivains des îles Samoa change, définitivement, du café du coin parisien. Ici, l’horizon n’est pas un vain mot.
Y a t-il une œuvre qui vous a particulièrement marquée ?
Chantal Spitz a une voix unique, elle réunit la force et la grâce. Et Christian Robert, l’éditeur d’Au vent des îles, possède un catalogue d’une diversité remarquable. L’un de mes livres de chevet est « Teahupoo, la vague mythique de Tahiti ». Quand je l’ouvre, je renoue avec l’épique. Et son « Guide des arbres de Polynésie » me fait rêver : entre ses feuilles, je suis dans la forêt.
Que lisez-vous en ce moment ?
« Et j’en veux parfois à cette sale peinture », de Vincent Van Gogh. Pour traverser les terres arides de la création artistique sans renoncer. Je relis encore les bandes-dessinées d’Enki Bilal, avec un faible pour « Bleu sang ». On y retrouve tout son humour, comme : « Dès que l’eau d’ici vient à manquer, le poisson file dans l’au-delà. »
Un mot sur vos futurs projets ?
Tenir la plume et m’y tenir. Partir en écriture est une grande expédition. On ne garde pas le cap impunément. Il faut savoir accepter les écueils, la morsure du doute. Que l’imaginaire vampirise la vie, aussi. Et le metteur en scène Gérald Garutti prépare une adaptation théâtrale du « Petit éloge de la nuit » avec Pierre Richard — de quoi aimer le futur.
* Stipe : tronc des palmiers et des fougères arborescentes.