N° 84 – Prendre conscience de sa richesse intérieure
Centre des Métiers d’Art – Pu ha’api’ira’a toro’a rima’i
Rencontre avec Alexander Lee, artiste
Dans la continuité du projet MANAVA, l’artiste Alexander Lee était en workshop le mois dernier avec les étudiants de première et deuxième année du Centre des Métiers d’Art. Au programme : un exercice pour prendre conscience de sa richesse intérieure, et un autre pour découvrir l’animal qui sommeille en nous.
Être artiste, ça ne s’improvise pas. Ça se pense avant toute autre chose. Voici tout l’intérêt des workshops d’introduction à l’art contemporain que propose ponctuellement Alexander Lee aux étudiants du Centre des Métiers d’Art. En l’occurrence, depuis l’année dernière, l’artiste intervient dans le cadre du projet MANAVA dont le premier volet s’est conclu en juin 2013 par une exposition d’art contemporain polynésien au Musée de Tahiti et des îles. Pour ce second volet, dont l’issue sera une nouvelle exposition en 2015, les étudiants ont commencé en janvier dernier* à faire une lecture de « Notre mer d’îles » ; un essai écrit par Epeli Hau’ofa, chercheur tongien, et prononcé à Hawaii en 1993. Le texte, traduit et édité l’an dernier par Pacific Islander Éditions, dit en substance qu’il y a « un océan de différences entre le fait de voir le Pacifique comme des “îles dans une mer lointaine” ou comme une “mer d’îles”. (…) Le monde de l’Océanie n’est ni minuscule ni pauvre. Il l’était seulement comme une condition de l’emprisonnement colonial ». Comme l’auteur appelle à voir cette richesse que nous avons, Alexander Lee a amené les étudiants du Centre à voir la richesse de leur vie par un exercice tout simple.
Une démarche hors du commun
« Je leur ai demandé de filmer leur rituel quotidien, et plus précisément le rituel du matin pour ceux qui peinaient à trouver le leur, explique l’artiste polynésien expatrié à New York. Le processus était qu’ils reprennent conscience de leurs gestes et habitudes de tous les jours lors de leurs prises
s de vues, et qu’ils se voient sur grand écran, lors des projections en cours, où nous en faisions une étude de groupe. Ma méthode est de faire participer les étudiants au contenu du cours à partir de leurs rendus, pour qu’ils puissent l’intégrer directement à leur pratique. En cours, les débats que nous menons peuvent être animés et soulèvent beaucoup de questions. C’est le but de l’exercice. Par exemple, certains d’entre eux pensent ne rien avoir à montrer ou à dire, car ils se considèrent comme « normaux ». Ce que j’essaye de leur démontrer est que leur vie n’est pas normale, mais extraordinaire ! Leurs rendus, des vidéos prisent à partir de leurs téléphones portables, me le confirment. On a un aperçu de leur vie en dehors du Centre. C’est une découverte pour moi, et une re-découverte pour eux-mêmes. Dans notre cadre pédagogique, cela me permet d’avoir des pistes sur lesquelles je peux les orienter dans leurs recherches de création personnelle. Beaucoup de choses sont apparues pendant ces deux semaines de travail, où ils se sont vus se transformer. Il y a une richesse dans leur quotidien et dans leur monde. Quelque part, ils estimaient que leur vie n’était pas exemplaire, pas digne d’être racontée. Ils ont donc refoulé et enterré cette richesse. Avec MANAVA II et sa thématique inspirée de « Notre Mer d’îles », c’est un processus de renouveau que nous souhaitons établir, à travers la création contemporaine. Le processus de création est synonyme de découverte, de réalisation, d’actualisation, et passe par tous les cheminements du regard au monde vis-à-vis de soi-même et vice-versa. Surtout, c’est une démarche continuelle : on peut avoir une réponse à un questionnement dans un moment précis, mais cette réponse peut changer parce qu’on change et notre environnement aussi. »
Trouver l’animal en soi
Un autre exercice initié par Alexander Lee consiste pour les étudiants à rechercher leur animal. L’idée sous-jacente est de réutiliser le concept de l’animal d’une façon créative et personnelle. « Je souhaite proposer cet exercice de mise en pratique d’une idée : comment peut-on commencer avec une conception abstraite ou étrangère et la ramener à soi ? Nous avons visionné l’Abécédaire de Gilles Deleuze, où il parle d’une conception philosophique liée à l’animal, poursuit Alexander Lee. Deleuze parle du « devenir animal », un concept que j’interprète comme un rapport à nos désirs, et aussi celui « d’être aux aguets, » qui est notre relation au monde. Un animal est aux aguets parce qu’il chasse et guette sa proie, ou parce qu’il est la proie d’un autre. En Polynésie, nous avons des taura (animaux totems) qui nous protègent ou sont porteurs de messages. C’est une façon de penser l’animal. Avec ce travail, je demande aux étudiants de se projeter dans un animal, à travers leurs désirs, leur subconscient et de penser de façon abstraite par le biais de choses très concrètes. Quel est l’animal qui vit en eux, à travers leurs besoins ; et dans leurs désirs, quel animal souhaitent-ils devenir ? » Cet exercice devrait aboutir à des rendus au Centre des Métiers d’Art en novembre 2014, lors du retour d’Alexander Lee.
* Voir le dossier du Hiro’a de mars 2014.