Manouche Lehartel, présidente du jury du Heiva 2013

« Les ‘arioi d’aujourd’hui ne se laisseront pas anéantir »

Inutile de présenter Manouche Lehartel, artiste du mouvement pour qui l’immobilité n’a jamais fait partie de sa vie. Personnalité incontournable de la culture polynésienne, présidente du Jury du Heiva 2013, Manouche nous parle du Heiva et du ‘ori tahiti avec passion et amplitude.

Parle-nous de ta découverte du ‘ori tahiti ?

Très jeune, habitant Manuhoe au cœur de Papeete, je voyais les groupes des districts investir la Mairie de Papeete ou l’école de Mamao. Je les entendais répéter et parfois on allait les voir avec notre pe’ue pour occuper nos soirées. Mais il n’y avait pas encore d’écoles de ‘ori tahiti et ma priorité était l’école tout court. C’est à 17 ans, à Aix-en-Provence, que j’ai commencé à danser dans le groupe des étudiants tahitiens avec Stanley Cross, James Estall, Marcialee Pankowsky, Claude Perriou, les sœurs Lahanier,  Geffrey Salmon, Linda Siu, Gérard Vanizette… En rentrant au fenua, j’ai dansé dans ce qu’on appellerait aujourd’hui « la base » de Temaeva. Mon groupe Toa Reva existe depuis novembre 1985.

Y a-t-il un moment précis où tu as compris que la danse ne te quitterait plus ?

Oui, la danse est devenue importante quand, en faculté à Paris, j’ai fondé O Tahiti avec Jean-Paul Landé. Il fallait créer un spectacle complet, avoir une thématique, des compositions, des chorégraphies, des costumes, organiser les répétitions, unir les énergies et les bonnes volontés et négocier les contrats : nous faisions les choses sérieusement sans nous prendre au sérieux. Ensuite, Coco a définitivement ancré en moi l’amour du ‘ori tahiti. Mon métier de muséologue est passionnant mais austère ; j’avais 27 ans quand j’ai pris la direction du Musée de Tahiti et des Îles et la danse en fin de journée c’était la vie, la vraie vie : l’ensemble m’apportait équilibre et épanouissement.

Que représente l’univers du ’ori tahiti aujourd’hui en Polynésie, son évolution ?

Le ‘ori tahiti a retrouvé de la vigueur après  Madeleine Moua et la « renaissance culturelle » initiée par Henri Hiro et d’autres. Elle est vivante et dynamique et répond aux aspirations de notre jeunesse qui s’y retrouve, j’en veux pour preuve sa popularité. Elle a bien évolué depuis les groupes mythiques ‘Arioi de Mémé de Montluc et Heiva de Madeleine. Cette évolution est technique, les pas de base de la danse des vahine (tamau, fa’arapu…) et des tane (pa’oti, patia, ‘ou’a…) ont été travaillés dans l’espace et chaque variante a été codifiée par une équipe d’experts, à savoir : Paulina Morgan, Coco Hotahota, Iriti Hoto, Julien Faatauira, Pauline Carillot Dexter, Louise Kimitete…  La création du Conservatoire Artistique a permis cette démarche nécessaire pour assurer la transmission de la danse qui est l’art du mouvement. Transmission implique enseignement, enseignement implique connaissance.  Pendant longtemps on a appris par mimétisme, en copiant ce que les chorégraphes montraient, sans même savoir les noms des mouvements. Le travail de ces experts nous permet de parler de pas, de chorégraphier, sans être obligés de nous contorsionner. Hormis la technique, le ‘ori tahiti est profondément ancré dans la culture polynésienne, parce que les mouvements racontent notre vision de notre monde. Nos thèmes puisent dans nos légendes, notre histoire, nos interrogations et nos sentiments, ils sont intimement liés à notre manière de vivre et s’expriment en reo ma’ohi. Tant que nous dansons pour exprimer notre conception de la vie, tant que nos mouvements ont du sens parce qu’ils interprètent un texte écrit dans notre langue, nous pouvons parler de ‘ori tahiti. Sans cela, ce n’est que de la gymnastique… dansée.

Comment conçois-tu ton rôle de Présidente du Jury du Heiva 2013 ?

Comme tous ceux qui nous ont précédés, nous avons infiniment de respect pour l’art du himene et du ‘ori tahiti ainsi que pour les artistes. Nous avons été élus par les chefs des groupes qui concourent et nous sommes honorés de leur confiance. Nous leur devons d’œuvrer ensemble, forts de nos diverses et complémentaires expertises et de nos expériences. Ma mission consiste à fédérer les énergies afin que le plus objectivement possible nous jugions les prestations de nos pairs. Nous observerons le règlement et les critères des fiches de notation des concours qui ont été élaborés par les groupes. Mais nous savons d’ores et déjà qu’il n’y aura qu’un seul gagnant dans chaque concours. Nous assumerons les résultats, mais ce sera douloureux car nous sommes avant tout des artistes, nous avons été plus souvent de l’autre côté – sur la scène – et nous ressentirons les déceptions et les peines au plus profond de nos entrailles.

Est-il plus difficile de monter un spectacle de Heiva aujourd’hui qu’il y a quelques années?

Sans aucun doute et c’est un paradoxe quand on voit qu’il y a beaucoup plus de danseurs et musiciens qu’autrefois, avec des formations qui comptent entre 80 et 200 artistes. La scène de To’ata fait 900m² et nous devrions disposer de surfaces au moins équivalentes pour monter nos spectacles. Or, le développement de la population a resserré le tissu urbain et les espaces libres suffisamment grands se réduisent. Les percussions rythment une partie de nos danses et dans cette agglomération, nous sommes une gêne pour le voisinage qui se lève tôt, est confronté à des problèmes de circulation, rentre tard et n’aspire qu’à dîner tranquillement devant les infos. C’est l’heure où les groupes entament leurs répétitions, de janvier à juillet pour le Heiva et de septembre à décembre pour le Hura Tapairu. La matière première des costumes se raréfie du fait de l’accroissement des groupes et du nombre de danseurs et de la stagnation ou de la diminution des fournisseurs traditionnels. La demande est bien supérieure à l’offre et nous sommes parfois contraints d’importer des tapa des Tonga, des more produits à Palau et transformés à Hawaii. Les belles plumes sont introuvables sinon chez les fournisseurs des costumeries des grands cabarets. Les stocks de coquillages et graines diminuent et leur coût augmente régulièrement. A quelques semaines du début du concours l’aide à la confection des costumes n’est pas versée, et cerise sur le gâteau les textes régissant la Propriété intellectuelle et nos droits à l’image ne sont pas appliqués. Les chefs de groupe sont confrontés à toutes ces misères et sont bien méritants de continuer à « faire le Heiva ».

Ces problèmes existent depuis longtemps, quand et comment cela pourrait-il changer ?

J’ai espoir de voir les choses évoluer favorablement depuis qu’une majeure partie des groupes et des écoles de danse sont réunis dans la Fédération Tahitienne de ‘Ori Tahiti. Depuis 2 ans nos travaillons sur des sujets d’intérêt général et fédérateurs, avec un avocat conseil pour certains (propriété intellectuelle, etc.) Ensemble, nous sommes une force qui a une représentation, une légitimité et constitue un interlocuteur avisé du pouvoir public. Ce n’est que par le dialogue que nous obtiendrons ce à quoi nous avons droit : celui de nous exprimer dans notre art qui est un fleuron de la culture ma’ohi. Qui, aujourd’hui, accepterait de cesser de danser au rythme de nos instruments traditionnels ? Les ‘arioi ont été sacrifiés en 1820 sur l’autel de la conversion à l’Evangile, la renaissance culturelle des années 70 a fait son œuvre de réhabilitation, les ‘arioi d’aujourd’hui ne se laisseront pas anéantir ! La Fédération existe depuis deux ans et n’a pas eu d’interlocuteur au Ministère de la Culture précédent, malgré de multiples relances, alors même que l’ancien président Temaru nous a plusieurs fois donné des preuves de son intérêt. Nous espérons que le Ministre en place depuis peu sera à notre écoute et qu’ensemble, nous travaillerons à solutionner nos problèmes.

Si on te donnait des crédits pour réaliser une action culturelle, que ferais-tu en priorité ?

Nous souhaiterions asseoir la Fédération de ‘Ori Tahiti dans un petit local que le Pays pourrait mettre à notre disposition, afin de donner suite et corps à toutes nos intentions : depuis la création d’une centrale d’achats pour réunir les matières premières et commercialiser nos produits à l’investigation de toutes les pistes à l’étranger qui permettraient à nos groupes de promouvoir notre art et notre destination. Nous sommes les meilleurs ambassadeurs que le fenua puisse inventer. Les tournées de Tahiti Ora en témoignent.

Comment envisages-tu l’avenir du Heiva i Tahiti ?

Je souhaite que la Fédération produise le Heiva i Tahiti et le Heiva International avec le concours précieux du gestionnaire du site de To’ata. Coco et Roméo, Iriti, Tumata, Makau, Marguerite, Carlos et Maire, Coco Tirao, Matani, Jean-Marie, John et Vaihere, Sandrine, Kehaulani, Mateata, Hiro, Teraurii, etc., le feront mieux que quiconque. Ces personnes sont formidables, elles réunissent toutes les qualités nécessaires pour prendre en main ces Heiva et leur donner une dimension inconnue à ce jour. On trouve normal que les surfeurs organisent la Billabong Pro Teahupoo et on trouve normal aussi que nous ne soyons que les artistes souvent maltraités du Heiva… c’est affligeant.

Ce concours peut-il ou doit-il évoluer ?

Il évoluera sans doute dans sa forme avec le temps mais pas dans le fond. Car la seule vraie évolution serait qu’il n’y ait plus de concours mais un festival, or il semble que nous soyons attachés au tata’ura’a, à la compétition.

Le ‘ori tahiti est de plus en plus présent et prisé à l’étranger. Qu’est ce que cela t’évoque ?

Notre sentiment est mitigé. Pour nous consoler, nous disons que c’est bien car cela prouve que notre art est attractif et que ces milliers de personnes qui le pratiquent sans l’avoir en héritage honorent notre culture. En vérité, nous n’avons rien vu venir et devons, aujourd’hui, combattre pour imposer Tahiti comme référence absolue. Car le ‘ori tahiti pourrait n’être qu’une gymnastique dansée qu’un chorégraphe pourrait, à partir d’une vidéo par exemple, étudier et maîtriser. Là où le bât blesse c’est que ceux qui vivent de notre art sont beaucoup plus nombreux à l’étranger qu’ici. Nous n’avions que le mot culture à la bouche. Aujourd’hui nous devons changer ce paramètre : notre culture perdurera tant que nous serons vivants, nous devons manger pour vivre, donc nous ne devons plus avoir honte d’essayer de vivre de notre art. C’est ce que je souhaite aux meilleurs d’entre nous. Tumata et moi avons créé la Ori Tahiti Nui Solo Compétition avec comme objectifs primo, de rappeler que la source du ‘ori tahiti est ici ; secundo, de confronter nos danseurs aux étrangers pour que nous ne nous endormions pas sur nos acquis quand ils se dépassent… et nous dépassent ; tertio, de développer le tourisme culturel qui représente des sièges sur Air Tahiti Nui, des nuitées hôtelières ou des séjours chez l’habitant, des cours dans les diverses écoles ou au Conservatoire, des achats de produits locaux (costumes, instruments, perles…) bref, une source de revenus. Ces objectifs sont ceux prônés par la Fédération.
Nous avions le choix entre regarder passer la vague et mourir dépossédés de notre art hors des limites de To’ata, ou prendre la vague. Le surf est polynésien, nous avons donc choisi de surfer sur la vague : nous partons à l’étranger juger des Heiva, nous donnons des cours ici et là-bas, nous acceptons des étrangers dans nos groupes au Heiva, nous essayons d’exister ici et à l’extérieur, et nous souhaitons conforter définitivement notre expertise et notre légitimité hors de nos frontières en étant d’abord reconnus chez nous. C’est dans ce sens que depuis deux ans nous nous positionnons pour organiser nous-mêmes et ici le Heiva International. C’est une demande officielle adressée au Gouvernement.

 

* Coco Hotahota et Roméo Tauraa : Temaeva, Iriti Hoto : Heikura Nui, Tumata Robinson : Tahiti Ora, Makau Foster Delcuvellerie : Tamariki Poerani, Marguerite Lai = O Tahiti E, Carlos et Maire Tuia : Kei Tawhiti, Coco Tirao : Ahutoru Nui, Matani Kainuku : Nonahere, Jean Marie Biret : Manahau, John et Vaihere Cadousteau : Tamarii Tipaerui, Sandrine Tiare Trompette : Hei Tahiti, Kehaulani Changuy : Hitireva, Mateata Legayic : Toakura, Hirohiti Tematahotoa : Hanatika, Teraurii Piritua : Ori I Tahiti

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